f SOUVENIRS DE MADAME C. JAUBERT ) PARIS. — IMPRIMERIE GAUTHIER- VILLARS 55, QUAI DES GRANDS-AUGUSÏINS, 55 SOUVENIRS DE \Ç LETTRES ^X^ CORRESPONDANCES BERRYER — 1847 ET 1848 — ALFRED DE MUSSET PIERRE LANFREY -r HENRI HEINE PARIS J. HETZEL ET C% ÉDITEURS I 8, RUE JACOB, l8 Tous droiis de traduction et de reproduction réservés. -r „ Y^r .y '^.'^ ^.C .à 7^^^"^' *'^ SOUVENIRS MADAME C. JAUBERT — BERRYER — 1847 ET 1848 — ALFRED DE MUSSET — — PIERRE LANFREY — HENRI HEINE — BERRYER UN SÉJOUR A AUGERVILLE EN 1840 Le fidèle Richomme. — M. le marquis de Talaru. — M. Roger l'acadé- micien. — Comment M"<= Duchesnois corrigeait Racine. — Le secret de M™e Récamier. — Une marquise originale. — Le chevalier Artaud. — Mme Berryer. — M™e de Rupert. — Un oncle terrible. — Berryer père- noble et la comtesse Rossi. — Un couplet de Dupaty. — Eugène Dela- croix. — Lettres de Berryer à la comtesse de T.... — Un mot regrettable de la princesse Belgiojoso. — Amédée Hennequin. — Le cas de Chopin et de M™« Sand. — Le chanteur Gréraldy. — Le prince Belgiojoso. — Talent de lecteur de Berryer. — Un mariage sans dénouement. Pour peindre Berryer, en retraçant sa longue et bril- lante carrière, il ne suffit pas de l'avoir beaucoup connu : il faudrait encore posséder une plume exercée, habile et éloquente. Je ne puis entreprendre une pareille tâche; mais dans un cadre limité, groupant mes souvenirs, je chercherai à faire connaître l'homme illustre par ce côté intime et vrai, toujours accueilli avec intérêt, quand^ par son retentissement, un nom éveille la curiosité. Trois semaines passées au château d'Augerville, en 1 SOUVENIRS DE M""^ G. JAUBERT. 1840, seront propices à ce genre d'étude ; c'est là qu'il fallait voir le grand orateur, goûtant bourgeoisement les joies quotidiennes du propriétaire nouveau, et recevant ses visiteurs avec la distinction et l'aisance d'un seigneur châtelain par droit d'héritage. Ce mélange des temps passés et du présent, cette double face de l'esprit se des- sinaient d'une façon tranchée chez Berryer. Ainsi les goûts les plus aristocratiques s'alliaient chez lui aux idées libérales. L'indépendance'du caractère se prêtait à une soumission religieuse, absolue. Sa fierté plébéienne était au service de l'autorité monarchique. Le physique même rappelait cette nature complexe : d'une taille moyenne, les épaules larges et la poitrine bombée ; le col fort, comme il appartient à l'organe puissant de l'orateur ; cet ensemble au premier abord nuisait peut-être au carac- tère de distinction d'une très belle tête. Mais, si Berryer parlait, tout en lui s'ennoblissait. A la tribune, il sem- blait grandir. L'on demeurait frappé de la puissance que ce geste simple et sobre, cette physionomie fière et mo- bile, cette voix sonore et vibrante exerçaient autour de Torateur. Une fois admis comme hôte, on jouissait au château d'Augerville d'une entière liberté d'action,, de parole et même d'omission. Ce dernier point peut être regardé comme la pierre de touche des maîtres de maison. I^me Berryer, dans son rôle un peu efïacé, pleine d'indul- gence, secondait son mari, ne s'imposant que par d'aimables attentions. Lorsque des visiteurs attendus venaient à manquer de parole, ainsi qu'il arrive fréquemment quand une ving- taine de lieues vous séparent de Paris, on ne passait pas le temps à les regretter. On ne jouirait que mieux, savait- on, de la compagnie du châtelain. C'est alors qu'il exer- çait cet art merveilleux d'éveiller l'intérêt, de piquer la curiosité, de paraître confiant, expansif, sans toutefois UERRYER. rien livrer de son for intérieur. Il généralisait, s'appuyant d'exemples ou de citations que sa riche mémoire lui fournissait. Il entraînait aux confidences sans jamais les faire regretter, par un souvenir inopportun. En gravis- sant le large escalier du château, qui conduit aux appar- tements particuliers, posant le regard sur la devise : « Faire sans dire », tracée sur les stores, la réflexion forçait à constater qu'appliquée à ce maître en l'art de la parole, elle était aussi juste que singulière. Ce caractère secret, et point mystérieux, était une précieuse qualité chez un homme politique ; il possédait encore celle de conserver en toute situation une entière liberté d'esprit ; il n'aimait pas le danger, mais il l'ac- ceptait. Après avoir promis ma visite à la campagne, pour les premiers jours d'août, je la retardais volontairement. Ce ne fut donc qu'après avoir reçu la lettre suivante, que je me rendis à l'appel. Chère, bien certainement vous n'avez ni arbres à planter dans Paris, ni chemins à tracer, ni fossés à creuser, ni portes à ouvrir, ni grains à battre, ni étables à clore, ni... Vous faites mieux, beaucoup mieux; je n'en doute pas; j'aime mieux vos affaires que les miennes, et d'abord parce qu'elles ne tiennent pas tous les moments captivés; il y a des heures où votre bureau n'est qu'à deux pieds de vous, et où il ne vous faut que tendre la main pour obéir à cette résolution tombée soudainement dans vos rê- veries:— Ah! il faut que j'écrive à Berryer! Gomment donc n'ai- je pas un mot de vous depuis huit jours bien comptés? et je vous attends, vous le savez. Tout est en fleur, l'air est parfumé. J'^i fait office de tapissier à faire crier miracle au tapissier de profes- sion, et ces petites joies me plaisent. Me voilà donc impatient de vous voir ici. Jusque-là le piano est muet. Mais aussitôt que les grelots de votre postillon se feront entendre, M™° Berryer lancera les invitations qu'elle tient en réserve, au prince de Belgiojoso et à Just Géraldy. Près de vous, dilettante con amore, je puis m'écrier: — Vivent les gens pour qui tout est musique, mélodie, harmonie; paroles, ton, couleurs, regards, mouvements, tout leur est chant, et ce chant éveille toutes les pensées. Je suis de ces musiciens-là, qui ne craignent ni brume, ni vent; et dont la vie souvp:nirs de m-- c. jaubert, se cadence sur un mode toujours divers, mais dans une pensée soutenue à travers peines et joies, orages et clair soleil. Le vent qui souffle en mes voiles me pousse à cette heure vers le cou- chant, triste route, direction fâcheuse, qui soulèverait l'idée des cinquante ans qui approchent, si je ne me sentais en force de lutter contre et de revenir sur mes pas. Arrivez donc, arrivez vite, vous qui rendez si belles les heures où Ton vous voit, et dont la pensée charme celles où l'on est loin de vous. Donnez vos ordres. Je vous baise les mains. Berryer. Le ton, certes, était engageant, pressant ; j'y cédai. Mon hésitation avait tenu à ce que je savais la comtesse de T.. . seule d'étrangère à Augerville en ce moment. Je ne la fuyais pas, il s'en faut. Dans le monde, nous nous recherchions. Je goûtais son esprit; le mien ne l'en- nuyait pas. Mais enfin si, dans les promenades et les longues soirées, j'allais involontairement jouer un rôle importun? La comtesse tenait grande place dans l'exis- tence de Berryer. Elle lui plaisait, j'en étais certaine. Sans cesse il allait chez elle. Par quels liens étaient-ils attachés l'un à l'autre? Comment s'aimaient-ils? Dans le monde, s'il existe des liaisons qui échappent aux regards curieux ou malveillants. — chose difficile, — il y a, en revanche, grand nombre d'intimités dont les hommes pourraient avouer avoir eu l'honneur, sans le profit. La beauté, la grâce, l'esprit, le sexe même y jouent leur rôle. L'allure du début est vive, puis mille entraves surviennent, la raison se fait entendre ; peut- être l'expression d'un regret est-elle accordée : rien au delà. Cependant, des deux côtés, on demeure en coquet- terie ouverte ; des rapports dans les goûts font naître une certaine manière d'être animée, particulière et fort piquante. Ainsi, notre monde civilisé crée entre hommes et femmes mille nuances dans les relations qui consti- tuent, à vrai dire, le charme de la société. Ces nuances BERRYER étaient mieux senties et mises en valeur, dans le genre de vie pratiqué aux derniers siècles. La première partie du- nôtre avait encore conservé la trace de ces soirées régulières où l'on se réunissait pour deviser, sans autre souci que le plaisir de la conversation, auquel chacun contribuait de son mieux. Toutefois, la fréquence, la pé- riodicité de ces réunions servaient et voilaient lès incli- nations naissantes au moment décisif : l'instant où le fruit se noue, dirait un jardinier. Berryer, aimant uniquement la société des femmes, se plaisait fort dans un semblable milieu. Donnant de l'es- prit, par sa manière d'écouter, à celles qui lui parlaient, il prouvait sans cesse qu'un habile causeur tire de son partner le même parti que le virtuose du plus médiocre instrument. Sensible à tous les charmes, il se trouvait singulièrement exposé à ces amours fractionnés qui le rendaient plein de séduction quand il était stimulé, quand il subissait l'entraînement causé par la présence de la personne aimée. Sa femme parlait plaisamment de ces règnes éphé- mères et mettait une certaine vanité à prétendre n'être jamais prise pour dupe, à connaître, avec plus de préci- sion que l'époux lui-même, ses bonnes fortunes et l'état de son cœur. Je résolus, en arrivant à la campagne, d'avouer à Mme Berryer, en répondant à d'affectueux reproches^ le motif de mon retard : Tappréhension de me trouver par- fois de trop; aussi, lorsqu'elle m'eut accompagnée dans mon appartement accoutumé, la chambre du Prince, ainsi désignée parce que, du temps de la Fronde, le prince de Condéy avait pris abri une nuit, je m'excusai près d'elle en disant que l'idée déjouer le rôle importun de tiers m'était odieuse. « Je vous ai vingt fois répété, s'écria d'un ton impatient la châtelaine, que le monde était dans l'erreur, à l'égard SOUVENIRS DE M™* G. JAUBERT, de rattachemeril qui existe entre Berryer et M"*^ de T..,, C'est un pur platonisme, assaisonné de coquetterie. » Et comme je prenais une physionomie dubitative, en ajoutant : « Mais elle est veuve maintenant; ne faut-il pas tenir compte de cette liberté nouvelle? » Il me fut répliqué : « Chère Elma, nous en parlerons dans quelques jours. Des visiteurs sont attendus, et d'ici-là, vous ne serez en tiers que si vous le voulez bien. Comme toujours, notre Richomme est à vos ordres. Il me remplacera quand vous le demanderez, très flatté de l'honneur que vous lui ferez. Quant à moi, mon amie, vous savez que ma paresse s'oppose aux promenades, ainsi que ma santé aux veillées du soir ; il faudra m'excuser. L'intérieur de Berryer paraîtrait incomplet si l'on n'y retrouvait la figure de son fidèle Richomme, qui avait débuté dans la même étude d'avoué que lui, tous deux clercs et compagnons de plaisir. Celui qui avait illustré son nom vint en aide, plus tard, au camarade demeuré obscur et sans fortune. Une déraison pleine de comique, des lueurs de bon sens et de sensibilité, une gaieté inaltérable avec un grain de malice, tel était l'hôte admis au foyer de Berryer, sans que jamais il pût sentir que la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit. Le lendemain même de Tarrivée, nous suivions en pro- menade le cours de l'Essonne, jolie rivière qui traverse le parc d'Augerville dans toute sa longueur ; nous admi- rions les beaux peupliers dont ses eaux baignent les pieds, et que le propriétaire entourait amoureusement de ses bras pour constater leur développement, quand lUchomme, pris d'un subit enthousiasme, s'écria : « Que dira-t-on un jour, quand Berryer ne sera plus, et que je raconterai aux promeneurs que je suis venu là, à cette place même, avec le grand orateur? On meques- BERRYER. t tionnera ! Avait-il foi, croyait-il vraiment au retour de notre Henri?... — Assez, Richommo, assez ! — Assez, dis-tu? Alors, je leur répondrai : — Notre chef politique ne traitait jamais de légitimisme en plein vent ! Une fois au grand air, il ne s'occupait plus que de ses peupliers, ou des femmes si elles étaient jolies ! — Archifou que tu es, interrompit le|châtelain, qui ne pouvait ainsi que nous s'empêcher de rire, faut-il encore te rappeler que tu es mon aîné, ce que tu oublies sans cesse ? — C'est vrai, pardonne-moi. Je me complais dans une petite débauche d'imagination; ma vanité s'épanouit dans l'avenir. — Et ton cœur, mauvais ami ? — Ah! mon cœur? Il a son tour; il ne peut fournir deux sentiments à la fois. — Allons, allons, il faut que tu me prouves ton atta- chement au dîner; nous demanderons du Champagne, et tu boiras à ma longue vie. — Bravo î Je promets de boire ferme! » Berryer, pour son compte, ne se livrait jamais à ce genre d'excitation ; mais il souffrait avec une douce in- dulgence le plaisir très vif que trouvait parfois Rikomski dans une demi-ivresse. Ce nom de Rikomski, avec lettres de noblesse polo- naise, avait été octroyé par M™^ Berryer, et avait survécu à la plaisanterie qui lui avait donné naissance. Le phy- sique du personnage rendait comique toute prétention. Petit, trapu, chauve, nez vulgaire, bouche de satyre, teint vineux, petits yeux gris, fins et caressants, tel était le physique du personnage. J'ajouterais qu'il rappelait singulièrement Etienne Béquet, des Débats, si je ne me souvenais, à propos de cette comparaison, de M, le vicomte de Chateaubriand, qui, dans un de ses ouvrages. SOUVENIRS DE M-"» G. JAUBERT. parlant des ruines de Ninive, et cherchant à en donner une juste idée, nous invite à les comparer avec celles de Babylone ! En me rendant à Augerville, c'est à tort que j'avais redouté que le cercle ne fût restreint. A peine y étais-je qu'un groupe de légitimistes se présentait. Le plus im- portant d'entre eux était le marquis de Talaru. Ancien ambassadeur, considérable par sa naissance et sa for- tune, d'un très noble caractère, dans les conciliabules du parti ultra, il se plaçait toujours, ainsi que ;le duc de Fitz-James, le comte de la Ferronnays et le baron de Vitrolles, du côté de Berryer ; appuyant ses avis, et reconnaissant son autorité, sans cesse contestée par des hommes incapables, bouffis d'orgueil, qui voulaient, se haussant sur leurs généalogies, écarter ce simple avocat, qu'ils ne pouvaient admettre comme chef du parti roya- liste. Quelle force leur apportait-il? Rien, que son ta- lent ! Ils abreuvaient de dégoûts l'illustre député. Sa femme, dans la répugnance que lui causaient ces réunions politiques, n'avait que trop raison. Elle s'irritait à l'idée que l'on discutait mesquinement, ce jour-là même, les moyens de conserver à son mari les droits à la députa- tion. après l'avoir arraché au barreau, source honorable et certaine de fortune. Cette fierté était bien placée, et les vrais amis de. Berryer souhaitaient de lui voir suivre la ligne de conduite que lui indiquait sa femme. Ce retour au Palais de Justice, elle l'obtint plusieurs fois, Aussitôt les clients d'accourir. Tant de plaideurs récla- maient ce puissant talent ! Mais, comme l'amertume de l'absinthe, les amertumes de la politique sont, paraît-il, attractives et enivrantes ; on n'y saurait renoncer. Ce fut la cloche du dîner qui mit fin au conciliabule légitimiste; et la bonne grâce avec laquelle le maître de la maison fit les honneurs de sa table ne gardait aucune trace des ennuis de la séance. BERRYER. I Il était entendu que, de retour au salon, on ne s'occu- pait plus de la politique. Parmi les nouveaux venus, M. Roger, l'académicien, ne pouvait que gagner à cette règle. Il avait une façon nasale d'émettre ses arguments légitimistes un peu vieillots, qui agaçait singulièrement son ami Berryer, tandis que d'anciens succès littéraires à la Comédie-Française étaient une source intarissable de conversations intéressantes et d'anecdotes piquantes. C'était un homme bon et serviable. La maîtresse de la maison, cherchant à lui être agréable, fit tomber la con- versation sur M"® Rachel, dont on s'occupait alors beau- coup. On vantait l'intelligence supérieure avec laquelle SOS rôles étaient conçus. A rencontre des enthousiastes, en tête desquels se plaçait le châtelain, notre académicien soutint aussitôt qu'un grand talent pouvait se rencontrer avec une intel- ligence très limitée. On se récria : il appuya son dire d'un exemple. M"^ Duchênois, la grande tragédienne qu a quitté le théâtre en 1830, et n'est pas encore remplacée dans le rôle de Phèdre, était d'une laideur affligeante, avait un hoquet dramatique insupportable ; pas d'in- struction, et une intelligence bornée. Elle dominait cependant, empoignait son public ! « Quel était donc son secret? demanda M™^ Berryer. — La passion! madame, la passion ! Elle la ressentait et la communiquait à son auditoire. Au sujet de ce rôle de Phèdre, j'ai eu avec elle des discussions incroyables ! Au moment où elle adresse à Hippolyte les vers suivants : Que de soins m'eût coûté cette tête charmante, Un fil n'eût pas assez rassuré votije amante... sans y manquer, elle estropiait sottement le second vers, déclamant ainsi : Un fils n'eût pas assez rassuré votre amante! Cela me rendait furieux. J'allai la trouver dans sa loge: 1. 10 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. (' Vous voulez donc corriger Racine, criai -je? Dites un fil, mademoiselle, un fil, vous entendez ? » Et je mettais le livre ouvert sous ses yeux. Elle répondait alors du plus grand sang-froid : « Comment prétendez-vous qu'un fil me rassure? Non, monsieur, à la bonne heure, un fils ! » « En scène, le soir suivant elle refaisait la môme faute, et le public, hélas! ne s'en apercevait pas ! r L'anecdote eut du succès. M. de Talaru parla ensuite de la tragédie échouée du vicomte de Chateaubriand, chute si plaisamment contée depuis, dans les Mémoires d'outre-tombe. On lisait alors des fragments de l'œuvre destinée à la race future, chez M""^ Récamier. aux élus de l'Abbaye-aux-Rois. Ceux-ci en parlaient avec enthou- siasme, ajoutant à la satisfaction avouée, celle secrète- ment ressentie d'exciter l'envie de ceux qui étaient de- meurés à la porte du sanctuaire. Le marquis de Talaru s'enquérait avec curiosité du jugement qui serait porté plus tard sur cette publication. Rerryer exprima l'opinion que l'exactitude y ferait défaut. Allant du connu à l'inconnu, il redoutait la pré- dominance, dans le récit des faits, de l'imagination sur la réalité, et à l'appui, il cita ceci : « En 1833, lorsque toutes les passions étaient éveil- lées par l'arrestation et l'emprisonnement de M™^ la duchesse de Rerry, la naissance de l'enfant, toutes les circonstances politiques et romanesques résultant de cette situation, le vicomte de Chateaubriand fut désigné, concurremment avec moi, comme défenseur de la prin- cesse. Ma plaidoirie eut un tel succès, que M. le vicomte refusa net de prendre la parole, disant, avec une vive émotion, qu'il ne voyait pas un mot à y ajouter. Mais dans ses Mémoires, je sais pertinemment qu'il raconte, au contraire, qu'après avoir entendu son plaidoyer àlui^ le jury vota sans hésiter. Or, j'ai précisément une lettre, BERRYER. continua Berryer riant, qui rétablit le fait dans sa véra- cité, et je pourrai bien lui jouer le tour de la publier quelque part. — Faites-le, répliqua avec vivacité la jolie veuve, et puisque nous nous permettons de pénétrer dans le sanc- tuaire de l'Abbaye-aux-Bois, parlons un peu de M""^ Ré- camier. Donnez-moi la clef du charme inextinguible qu'elle exerce sur ses fidèles. Je me sers de cette quali- fication, parce que son culte ressemble à une religion. On y rencontre une sorte de fanatisme et beaucoup d'intolérance. Fait-elle des miracles? A-t-elle prodigieu- sement d'esprit? Cette beauté de la dernière heure a cessé d'être incomparable; en grâce, d'où vient cette influence ? — Faut-il vous révéler son secret? » demanda d'un ton sérieux Berryer. Un oui unanime éclata. « Eh bien ! elle sait écouter. — Il paraît, repris-je, que le moyen n'est pas irrésis- tible. J'ai remarqué, à votre honneur, que vous n'avez jamais figuré parmi les englués de l'Abbaye. — Non; et c'est pour cela que j'ai pu distinguer le procédé. Que de nuances, de degrés dans la pratique! Quelle habileté! C'est une merveille à étudier que cet art de plaire. La femme s'efface, et l'on sent toujours sa présence. — Que de questions, s'écria la comtesse, on voudrait adresser à qui a connu M™^ Récamier dans sa fleur de beauté; mieux que cela, sur ce passé, il faudrait diriger une enquête, connaître par quelle sorcellerie elle a pu enguirlander les prétendants avec des refus. Ne laissera- t-elle donc pas quelque ouvrage instructif à ses héritières? — L'ouvrage serait puéril. 11 me semble, mesdames, que vous n'avez rien à apprendre de son expérience, répliqua Berryer. il SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. — Ce que je sais, moi. fit Rikomski, affectant une voix timide, en sortant d'un angle obscur du salon, c'est que je n'ai jamais voulu mettre les pieds à l'Abbaye-aux- Bois. Fi donc! moi, homme, figurer dans cette réunion de refusés! » Cette bouffonnerie parut goûtée par le marquis de Talaru, qui, gaiement, déclara qu'il se ralliait tout à fait au sentiment de M. de Richomme. Puis se levant, il baisa la main à la maîtresse de la maison, nous souhaita un aimable bonsoir, et se hâta, voulant le soir même coucher chez lui au château de Chamarande. Après avoir mis son hôte en voiture, le châtelain rentra au salon, où il me trouva racontant comment le hasard m'avait favorisé autrefois d'une rencontre avec la première femme de M. de Talaru. Lorsqu'elle avait convolé en secondes noces avec lui, elle était veuve de M. de Clermont-Tonnerre, charmante, quoique plus âgée que le nouvel époux. C'était une créature originale, sin- gulière par ses habitudes et les allures d'ancien régime qu'elle conserva quand même. Un jour d'été à la campagne, dans une matinale pro- menade à cheval, j'aperçois un lourd carrosse traîné par de vieux chevaux, conduits par un cocher dont le tri- corne couvre des cheveux blancs simulant la poudre. L'équipage venait à nous dans une allée étroite, mon écuyer m'engage à me ranger de côté. Au même instant, reconnaissant un de ses voisins dans le cavalier qui m'accompagne, la marquise de Talaru, car c'était elle, abaisse une glace et me laisse voir une sorte de petite fée mignonne, taille de guêpe, demi-paniers, robe de soie en pékin rayé bleu et saumon, dont le corsage, ouvert très bas, laissait voir des appas respectés par le temps. Un rang de perles énormes étranglait le col, tandis que les cheveux dressés et poudrés à frimas, ornés de barbes en dentelles retroussées, découvraient un BERRYER. 13 petit visage où le rouge s'étalait fièrement, ne cédant le pas qu'à Téclat du vermillon des lèvres. Tout cela, cepen- dant, formait un ensemble qui permettait, à distance, d'imaginer le piquant attrait qu'avait eu au temps jadis cette physionomie de blonde, « Cher ami, cria-t-elle par la portière à mon cava- lier, quelle est cette belle enfant? — C'est, madame la marquise, la jeune mariée dont je vous ai parlé. — Ah! ma reine, je vous soupirais, reprit-elle; que votre mari vous amène bien vite, et dites -lui surtout que je vous trouve jolie comme un cœur. )^ Puis, du bout des doigts, me jetant un baiser, elle permit à ma jument impatiente de reprendre sa course. J'étais charmée d'avoir vu s'animer et parler ce véritable portrait d'ancêtre, sans prétendre cultiver davantage un voisinage qui n'attrayait guère mes quinze ans. « Eh bien! reprit à son tour le châtelain, j'ai eu dans le temps de plaisantes séances avec cette même personne. (c Pendant les fréquentes absences de M. de Talaru, retenue l'étranger, soit par des fonctions éminentes, ou des goûts de voyage, la marquise, toutes les fois qu'elle se trouvait empêchée, me mandait en consultation. ce Unjour, rentrant chez moi, vers cinq heures, je trouve d'elle trois billets successifs qui réclamaient ma pré- sence. Inquiet, je me hâte d'accourir. En me voyant, l'intendant s'écrie : « Oh! monsieur, M"'^ la marquise vous attend avec tant d'impatience qu'elle en est malade. — Il n'est pas arrivé malheur, j'espère? — Pas que je sache, monsieur. » ce Et il m'introduit dans une pièce immense en fermant la porte sur moi. Je cherche à me diriger dans une demi- clarté, quand d'un angle de la chambre part un éclat de voix : 14 SOUVENIRS DE M""» C. JAUBERT. (( Enfin, c'est vous, cher! Attendre ainsi, c'est à mourir! » « Je ne distinguais d'abord qu'une sorte de chapeau- toque, sur lequel se mêlaient aux plumes des fleurs arti- ficielles; puis, dessous, cette petite figure peinte que vous savez ; elle paraissait assise très bas, et devenue comme le centre d'un flot de mousseline blanche. Je cherchais en vain à me rendre compte de ce qui était mouvant sous mes yeux. Je suppose que ma physionomie expri- mait l'étonnement, car tout d'abord la dame me dit : « Ne faites pas attention, cher! c'est pour calmer mes nerfs, l'attente me rend si malade. — Qu'est-il donc arrivé, madame, que voulez-vous de moi? — Ne le devinez-vous pas? N'avez-vous donc pas lu au Moniteur^ ce matin, les nouvelles nominations dans la diplomatie? Deux paltoquets, cher ami : Tun, premier secrétaire d'ambassade, l'autre, ministre au Pérou? Des gens sans aveu, d'une roture évidente, ne pouvant fournir que des noms de calendrier. Ce gouvernement prétend nous avilir. J'écrirai à M. le marquis de donner sa démission comme ambassadeur, et nous la motiverons. J'écrirai au roi, et vous lui porterez la lettre, cher. Oui, vous la porterez ! La marquise, en ce moment, se livrant à des gestes désordonnés, un bruit de clapotement me révéla le secret que j'avais vainement cherché à pénétrer jusque- là : la marquise prenait un bain de siège. Elle agita une sonnette, une antique Mariette parut. « Vite de l'eau chaude! demanda-t-elle, le bain se refroidit. » Puis, la colère de celte ^singulière personne s'exhala de nouveau en propositions folles. L'eftet du bain me paraissait peu calmant. J'imaginai de renchérir sur son excentricité, l'engageant à demander une audience à Sa BERRYER. 15 Majesté et à lui soumettre le plan d'une école diploma- tique, pépinière où toujours on prendrait au choix les plus anciens de race. « C'est divin! Vous êtes adorable! Oui, agissons et laissons les deux susnommés dans leur crasse de nais- sance! » Accompagnant cette conclusion d'un violent geste de dédain, je fus vertement éclaboussé. Mettant à profit l'incident, je m'esquivai, sûr, du moins, de ne pas être suivi. — Très bien! fit M""^ de T..., vous aviez réussi à vous mettre à la hauteur de votre marquise. Quel contraste entre les époux ! Le mari me paraît être la raison et la convenance même. — Dites aussi la douceur et la bonté, ajouta Berryer. Il fait le plus noble emploi de sa fortune. Pour Paris, il a adopté un mode particulier de charité : il paye des loyers aux indigents. Sous cette forme unique, il dépense 40,000 francs tous les ans. — Eh bien! moi, remarqua Rikomski, fatigué d'un long silence, j'aurais un autre système de charité. Des mal- heureux, je ferais des heureux. Je leur donnerais un litre de vin par jour, mais rigoureusement; pas une goutte de plus, par exemple ! » Ce plan ingénieux fut déclaré absurde avec unanimité. Chacun se récriait en allumant les bougeoirs et se disant bonsoir. « Absurde! absurde! répétait Rikomski. Ces gens-là noieraient leur chagrin. Je suis certain que monseigneur d'Orléans m'approuverait... » Ici la voix se perdit dans Téloignement. Le jour suivant, une promenade en bateau fut décidée, sous l'inspiration de M'"^ de T..., qui avait vraiment les goûts d'une ondine. Au moment de s'embarquer, comme on perdait le temps en politesse, à qui passerait en pre- 16 SOUVENIRS DE M-« G. JAUBERT. mier , la comtesse s'élança dans la barque . s'assit au gouvernail, criant : « Qui m'aime me suive !» Le chevalier Artaud, d'une galanterie surannée, mais spirituelle, l'excellent académicien Roger, Rikomski et deux jeunes propriétaires du voisinage se précipitèrent à sa suite. On me tendait la main, j'entrai à mon tour dans le bateau. Sur la berge, Berryer parut hésiter, puis renoncer résolument. « Nous serions trop de monde, dit-il. — Comme vous voudrez, fit M*"^ de T..,, avec un petit rire moqueur ; on se noiera sans vous. » 11 me parut que notre châtelain avait un air abandonné. Avant que les rames ne fussent en mouvement, je me levai et sautai à terre. « Moi aussi, dis-je, je préfère marcher. Nous serons deux pour, du rivage, admirer l'embarcation. » Nous suivions d'un pas lent et distrait le courant de la rivière, quand des cris d'effroi nous arrachèrent à la rêverie. Nous voyons de loin les hommes s'agitant en tous sens; mais la comtesse n'est plus dans le bateau! Pâle d'émotion, Berryer s'élance; mais déjà le visage riant de l'ondine se montre à fleur d'eau, nageant élé- gamment et gagnant la rive,, sans paraître embarrassée du poids de ses vêtements. « Le capitaine est sauvé! » cria-t-elle à l'équipage troublé. Elle n'osa avouer tout de suite que la chute était une expérience. Habile nageuse, elle s'était laissée choir en se penchant, voulant savoir comment, tout habillée, on pouvait se tirer d'un naufrage. En partant, son intention était de prévenir ceux qui voguaient avec elle. Une ma- lice féminine la fit changer d'avis lorsque Berryer refusa la promenade. L'effrayer était tirer une petite vengeance de son abandon, vengeance dont le grave auteur de BERRYER. 17 VHistoire des Papes, le chevalier Artaud, devint la véri- . table victime. Dans le saisissement que lui causa cette chute, il avait lâché son lorgnon qui, tombé dans la rivière, suivit le fil de l'eau sans se laisser repêcher. Myope au superlatif, en prenant pied à',terre, il ne pou- vait plus se diriger. Je lui tendis une main secourable, tandis que la naïade s'appuyait sur le bras du châtelain. De retour au château, tout le monde à la fois se plai- sait à raconter l'aventure à M"^'' Berryer. Pour combattre les effets du refroidissement chez la baigneuse et de rémotion chez les rameurs, Rikomski réclamait du vin chaud. j^me Berryer s'occupait avec bonté de mettre la com- tesse à l'abri d'un rhume, et de remplacer le lorgnon du chevalier Artaud. Elle ne put se procurer que des lunettes. Or, notre chevalier parfumé, avec des habi- tudes de coquetterie ayant quarante ans de pratique, ne consentit pas même à les essayer. M'"^ de T..., cause de ce désagréable incident, expédia à l'instant même un domestique à Paris, et le lendemain matin, en se mettant à table, M. Artaud, sous sa ser- viette, trouva un charmant lorgnon. On peut imaginer tout ce que, sur ce thème, suggéra une galanterie cul- tivée en cour de Rome, où, longtemps, M. le chevalier avait fait partie du corps diplomatique. La comtesse avait décidé cette même matinée de demander au maître de céans de faire avec elle une pro- menade en tilbury, sentant qu'il fallait racheter par quelque bonne grâce sa fantaisie aquatique de la veille. Pendant qu'elle disposait sa toilette, on entendit une voix retentissante appelant Pinson, le garde-chasse. Alors il s'établissait, entre maître et serviteur, de longs dia- logues au sujet des eaux et des bois, toujours pleins d'intérêt. Cette campagne d'Augerville plaît et attache. Une 18 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. ceinture d'anciens fossés, avivés par une eau courante, entoure le château, laissant sur une des façades l'espace d'un parterre. Le parc semble un fragment soustrait à la forêt de Fontainebleau. De beaux rochers, non artifi- ciels, sont réunis par de légers ponts en bois, et varient le paysage. Là-haut, |de grands pins d'Italie vous offrent leur ombrage. Dans le bas, de jolies allées coupées dans les taillis sont favorables aux courses à cheval et aux voitures légères. Berryer aimait beaucoup cette dernière façon de par- courir sa propriété. Je l'ai vu parfois s'arrêter, me con- fier les rênes, desc^^ndre, se coucher par terre, pour découvrir si un semis de chênes commençait à montrer ses pointes vertes. C'était plaisir de le voir ainsi ; tout cela se faisait con amore, avec l'allure d'un homme qui n'a d'autre souci que l'heure présente. Il taillait belle part aux affaires, sans empiéter sur les plaisirs. Que d'habileté dans cette distribution! Rien ne demeurait en souffrance, tout était prévu ou conjuré. Les procès et les clients, la politique et la Chambre, rien ne devenait entrave. L'amour même, qui, dans sa vie, jouait un rôle important, se conciliait, par une volonté dominatrice, avec ses plaisirs d'amitié. Il se dédoublait, se multipliait, et par un charme réel, une fois présent, il était tout à vous. Quel attrait piquant dans ce laisser-aller appar- rent! Ce gaspillage du temps devenait un véritable luxe, une prodigalité. Qui jamais l'a entendu s'enquérir de l'heure ? Désobli- geante question! Toutefois il était d'une scrupuleuse exactitude, base indispensable des rapports de société. Jamais lettre ou billet ne demeurèrent sans réponse, et la correspondance prenait immédiatement un tour per- sonnel, flatteur pour Tabsent. J'insiste sur ces traits de caractère qui expliquent la solidité des relations d'amitié : on ne pouvait y renoncer. BERRYER. 19 En ma présence, un jour, un homme aimable et spi- rituel, ennuyé de voir toutes les femmes engouées de l'orateur, soutint, contre de belles adversaires, qu'il refusait, en amour, la perfection qu'il accordait à Berryer dans les sentiments de mezzo caractère. a Connaît-il cette passion, ce feu dévorant, concentré, qui est avant tout exclusif? Non! son cœur s'évapore entre les mille et une ! » L'auditoire féminin se récriait, s'exclamait. « Eh bien ! demandait-il, quelle femme pourrait mon- trer de lui des lettres comparables à celles de Mirabeau à Sophie ? » Naturellement, sur ce point délicat, personne ne pre- nait la parole ni ne cherchait au fond de sa poche. Re- gardant ce silence comme gain de cause, il poursuivit : « Croyez bien que, si Berryer ne dépensait en monnaie sa pièce d'or, peu de femmes, parmi les plus sages même, pourraient se vanter d'avoir résisté à cette éloquence passionnée, pénétrante. Pouvoir éveiller, agiter les pas- sions, quel don divin ! Mirabeau est bien la preuve de ce que j'avance. Pourtant il était puissamment laid ! Jugez, avec tout l'agrément de figure de votre idole, jugez de ce qui adviendrait ! >^ Il y avait quelque justesse apparente dans ce dire ; mais quelle large part d'inconnu existe encore dans le cœur et la vie même de ceux qu'on croit le mieux savoir ! Après avoir vu le tilbury emporter la jeune veuve et le châtelain, je me rendis au petit salon, où j'étais à peu près sûre de trouver la maîtresse de la maison mollement plongée dans une bergère. Là, règne un jour mystérieux, qui, tamisé par des tentures cramoisies, répand sa teinte animée sur un beau marbre de Canova, placé au milieu du salon. Cette Vénus a été léguée, en 1838, par le duc de Fitz- James à son ami Berryer. Tout dans cette retraite favorise l'épanchement, amène les confidences. 20 SOUVENIRS DE M""= C. JAUBERT. « Eh bien! demanda M'"^ Berryer en m'apercevant, votre opinion est-elle arrêtée? Est-ce l'amour ou l'amitié que vous venez de mettre en voiture? — Moquez-vous de moi, ma chère, répliquai-je. A cet égard, je ne sais que penser. Vu à la loupe, je crois à l'ami- tié ; mais, à distance, une sorte de mirage me fait sup- poser un amour réciproque consenti. — Il n'en est rien, Elma! fut-il dit d'un ton d'autorité. Faut-il donc vous répéter que mon époux ne peut rien me cacher? » Ce ton affirmatif me fit rire. « Je ne saurais croire, madame, que cet homme, d'un tact délicat, vous fasse d'aussi étranges confi- dences. — Je ne les lui demande pas : mais j'ai plus d'un moyen de me tenir au courant de sa vie. Dans le som- meil, s'il paraît un peu agité, je lui prends la main et l'interroge; il répond à mes questions. — Le soupçonne-t-il, le sait-il? m'écriai-je, au comble de l'étonnement. — Oui, il le sait. Que lui importe? Il sait aussi que je suis sa meilleure amie, incapable d'abuser. Mariés tous deux à l'âge de dix-neuf ans, un attachement solide, dont la confiance forme la base^ succéda entre nous à l'amour. Remarquez que je dis confiance et non confi- dence. Il y a des sujets qui vivent à l'état de sous-enten- dus; nous ne les abordons guère. Quant aux lettres qui tombent sous ma main, je les lis sans scrupule. Ainsi, hier, il en est arrivé une dont le timbre seul indiquait le contenu. C'était un rendez-vous, et je m'ingéniais à deviner comment on s'y prendrait pour vous quitter, mes- dames. Ce matin, au réveil, mon époux m'a annoncé qu'une affaire au Palais l'obligeait à passer vingt-quatre heures à Paris. Cela me contrarie fort, a-t-il ajouté d'un ton sincère. Vous avez, mes aimables amies, tout l'hon- BERRYER. 21 neur du regret. C'est M'"^ de Rupert qui sera de passage dans la capitale. — Cornaient; son enthousiasme pour cette personne dure encore? — Hélas, oui. C'est devenu, ma chère, une passion à grand orchestre. Nous avons des jalousies, des exaltations mystiques; la religion y a un rôle, le remords met des entraves, puis une phase contraire y succède ; Ton prie ensemble, c'est-à-dire à la même heure, à deux cents lieues de distance. Ma chère, en tout il y a de la mode. J'ai connu un temps, continua avec bonhomie M'"^ Berryer, où les femmes adressaient ce genre de dévotion aux étoiles et à la lune; il paraît qu'on a changé tout cela. » Ici un court silence donné aux souvenirs, puis, retour- nant à M"'^ de Rupert ; «Que je voudrais, Elma, vous faire lire une de ces lettres si incandescentes ! — J'avoue, madame, que si cela se pouvait faire hon- nêtement, je m'en amuserais. — On trouve beaucoup d'esprit à cette femme... de l'imagination, d'accord; mais elle est envahissante, fati- gante... et, convenons-en, mon amie, elle n'est ni belle, ni jolie. — Puisque telle est votre opinion, je ne vous contrarie- rai pas sur ce point; et je veux à ce sujet vous conter une histoire, où j'ai joué un rôle très embarrassant. « L'hiver dernier, à l'un des raouts de l'ambassade an- glaise, j'aperçois M. Berryer circulant dans la foule et pilotant sa conquête. Il m'aborde, fait une présentation en règle ; nous échangeons quelques mots gracieux sur le désir de nous connaître ; puis tous deux se tournent vers le comte de la Ferronnays, l'arrêtant au passage. Au même instant, mon oncle le général, que vous connaissez bien, fond sur moi comme un cyclone, et, de cette voix qui fait merveille un jour de bataille, me crie: « Elma! SOUVENIRS DE M°>« G. JAUBERT quel est donc ce grand garçon habillé en femme que pro- mène notre député ? — Pardon de vous interrompre, dit gaiement la châte- laine, mais c'est excellent, c'est tout à fait cela ! — Patience, écoutez ce qui suit ; j'arrive au lamentable. Pour arrêter le flux d'appréciations de mon oncle, j'avance précipitamment le pied, le posant en façon de pédale sur celui du général. Au même instant, je saisis le regard brillant du député, attaché sur mon avertissement. Je n'ose plus retirer le pied révélateur, et je demeure jambe tendue, fort gênée de mon rôle amical, d'autant que cette physionomie expressive que nous connaissons ne disait que trop clairement qu'il avait tout entendu. Résultat : embarras réciproque toutes les fois que le nom de M™^ de Rupert se présente dans la conversation. — Pour ma part, chère amie, reprit M*"^ Berryer, je suis charmée de votre bonté maladroite. C'est une leçon. 11 ne faut pas prétendre ériger une femme pyramidale en beauté, et de, l'absence déplorable de formes, constituer une élégance. » Il faut se souvenir que celle qui parlait ainsi, avec des traits charmants et un teint éclatant, de taille moyenne, avait toujours été un peu grasse. « C'est un paquet de roses, » disait d'elle une envieuse. Le soir de ce même jour, personne ne soufflait mot encore d'un départ. La musique vint remplir la plus grande partie de cette soirée. Notre châtelain adorait placer une partition de Rossini sur le pupitre, s'asseoir près du piano, et, guidé par les paroles, battant du pied la mesure, chanter de mémoire tour à tour toutes les parties, sans connaître une seule note des clefs de sol ou. de fa. Musicienne, la comtesse se prêtait volontiers, comme moi, au rôle d'accompagnateur. Les souvenirs du Théâtre-Italien venaient colorer, accentuer la partie vocale. C'était tour à tour Lablache et Rubini, puis la BERRYER. 23 Sontag, la Pisaroni, ou la diva Pasta, que, par une sorte d'imitation, tenant à la vivacité du souvenir, le geste, la physionomie et la voix du chanteur nous indiquaient. Les heures pour Berryer s'écoulaient ainsi délicieuse- ment. Souvent quelque anecdote surgissait, qui, comme un point d'orgue, suspendait l'exercice vocal. Cette fois, ce fut en feuilletant l'opéra du Barbie)', que tout à coup son séjour à Bade en d836 et sa rencontre avec la char- mante Sontag, devenue comtesse Rossi, lui revinrent en esprit. Sur un théâtre de société, on voulait représenter une pièce de Scribe, les Premières Amours. Or, la Sontag ne consentit à remplir le rôle de jeune première que si, à son tour, le grand orateur se laissait enrôler, en accep- tant celui de père noble. Le traité fut conclu, et, lors de l'exécution presque impromptue de Tœuvre, le seul re- proche qui se pût adresser à Berryer, qui avait joué, assurait-on, avec un naturel exquis, était d'avoir donné à son rôle certain caractère qui troublait le spectateur. On arrivait à confondre parfois le père et l'amoureux, tandis que, précisément, le jeune premier, lui, remplis- sait son rôle d'une façon toute paternelle. Il y a dans la pièce une situation où, pour conquérir son consentement au mariage, la jeune fille demande à son père ce qu'elle pourrait faire pour lui plaire. Une délicieuse surprise avait été préparée au public. D'accord avec l'orchestre, Berryer tira de sa poche une feuille de musique, qui n'était autre que la cavatine du Barbier de Séville. En reconnaissant la ritournelle, les spectateurs éclatent en transports. La cantatrice, après une courte hésitation que le père sut faire cesser, entama une fois encore cet air à'una voce poco fa^ qui lui avait valu tant de succès scéniques. « Oh! que j'aurais aimé être là! s'écria M'"' de T..., jouir de ces accents, et surtout... voir jouer ce père qui SOUVENIRS DE M-"" G. JAUBERT. n'en était plus un ! Comme vous aimez le théâtre, mon- sieur! Je l'ai constaté il y a longtemps. N'étais-je pas en votre compagnie dans une avant-scène des Italiens, lors- qu'un soir, l'illusion fut pour vous si complète, que, de- bout et vous adressant à la Pasta, vous vous êtes écrié : « Ah ! cara !!! » Oui, monsieur, et toute la salle vous a entendu. — Quelle exagération! reprit en riant Berryer. — Est-ce surprenant, avec cette voix qui sonne comme une cloche? Comment pouvait-on ne pas vous recon- naître/ Tout le monde se retournait, et je me cachais. Ce public croyait peut-être que vous commenciez un discours. Voyons, dites la vérité. Je suis certaine que vous avez eu des velléités prononcées d'aborder le théâtre ! — Pourquoi le nierais-je, madame? — Oh! je suis là pour l'attester, s'écria Rikomski. — On ne te consulte pas, mon bon ami. — Non; mais j'atteste et je circonstancié. C'était sous le règne de la belle Emilie Contât, — alors un magni- fique soleil couchant, — un peu forte par exemple. » Ici le geste descriptif achevait la phrase. « Kichomme, tu es un être insupportable ; un bavard, qui ne sait ce qu'il dit. » A cette attaque, Rikomski réplique avec bonne humeur : « J'ai encore de la mémoire, et j'aime à la produire, je n'ai plus que cela ! — Allons, allons, séparons-nous, fit Berryer, je dois me lever tôt. Je pars avec MM. Artaud et Roger qui, pru- demment, se sont retirés il y a une heure déjà. — Mes- dames, avez-vous des ordres à me donner pour Paris ? » Sans répondre, la comtesse prit un air boudeur. « Revenez vite, dis-je, souriant au souvenir du com- mentaire que j'avais recueilli, dans la journée, de ce voyage sn-bit. BERRYER. — Je ne serai que vingt-quatre heures, » acheva le châtelain en baisant la main de la jolie veuve. Gagnant nos appartements, M"'^ de T... me demanda si j'avais sommeil, se déclarant pour sa part terrible- ment éveillée. « Entrons chez moi et causons, dis-je. — Vous êtes aimable et j'accepte, » fut sa réponse. Puis, par la pensée continuant la soirée, la comtesse me demanda comment je m'expliquais le vif attrait qui poussait l'un vers l'autre Rossini et Berryer. « Rien n'est plaisant comme l'épanouissement de ces deux visages lorsqu'ils se rencontrent. — Ma chère, pour qui les connaît bien, répondis-je, cela s'explique par des affinités d'esprit et des aptitudes semblables. — En fait d'affinités, reprit la veuve, je les soupçonne fort, l'un comme l'autre, de ne pas cultiver la désespé- rance; ils n'acceptent d'ennuis que l'inévitable ; de l'amour que les plaisirs. Enfin, tous les deux prennent la vie du bon côté. Mais vous m'accorderez que ces analogies, dans les esprits et les goûts, ne modifient pas la diversité de nature de ces deux hommes éminents. L'orateur demeure indifférent, répulsif même aux intérêts d'argent, géné- reux au delà de sa fortune ; tandis que le musicien de- vient de plus en plus parcimonieux, avaricieux, oubliant complètement les chiffres de ses recettes. J'opposerai encore la sensualité gastronomique de ce dernier à la sobriété du premier, dont les recherches de table sont toutes en l'honneur de ses hôtes. Voilà de terribles dif- férences ! — Ma chère belle, ne savez-vous pas comment notre Berryer se plaît à ignorer ce qui pourrait amoindrir l'es- time où il tient les gens qu'il aime? Ces deux illustres ont reçu en naissant le même don ; ils ont le pouvoir d'émouvoir et de passionner les humains. Ils parlent une 2 26 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. langue différente, mais tous deux sont des charmeurs. Lorsqu'ils se rencontrent, Rossini entend la façon chaude et intelligente dont son génie est compris, et il se sent tout à fait heureux. Notre ami, de son côté, n'éprouve-t- il pas alors cette jouissance intime que Ton goûte dans l'exercice de ses facultés? Ce n'est pas avec tout le monde que l'on peut être éloquent ! — Accordé ! je jugeais superficiellement. » Je continuai à parler, oubliant l'heure avancée de la nuit, tout en insistant près de la comtesse sur les effets prodigieux de l'art oratoire. « N'est-il pas vraiment magique, disais-je, de réussir par un acte de la volonté à transmettre à qui vous écoute toutes vos impressions, à faire rire ou pleurer, jouir ou souffrir, haïr ou aimer? — Je ne conteste pas ; seulement expliquez-moi alors comment une femme peut résister à l'amour qu'elle inspire, s'il est dépeint éloquemment ? — Chère comtesse, fis-je en riant, tout en arrangeant mes cheveux pour la nuit, c'est là précisément ce que je désirais vous demander. » Rougissant légèrement, sa réponse fut : « Je vous devine. Aussi bien je suis aise de saisir cette occasion d'éclairer des doutes que je lis parfois dans vos yeux. Venez avec moi, je vous confierai la lettre même reçue au moment de venir ici. » Toutes deux, marchant sur la pointe des pieds, nous gagnâmes l'appartement de la comtesse ; là, dénouant un ruban qui réunissait quelques feuillets, consultant les dates, elle me remit une lettre du 1*='' août. « Emportez-la avec vous, dit-elle ; je ne saurais en ma présence voir lire de telles douceurs ; mais vous me la rendrez, )> fit-elle, me menaçant du doigt, et laissant échapper une partie de ses papiers. Je me précipitai pour les ramasser. L'aimable Lucy dit en riant : BERRYER. 27 « Vous les tenez? eh bien ! emportez ces lettres, elles marquent diverses époques ; et maintenant, bonsoir, Elma ! Je suppose que nous venons de souffler sur le flambeau de la cérémonie. » Ma réponse fut un baiser. Je m'enfuis, ayant hâte de m' enfoncer dans ma lecture ; en gourmet, je réservai pour la dernière la lettre la plus récente, et je pris celle datée de 1837, adressée à M'"^ de T... en Angleterre, où elle assistait au couronnement de la reine Victoria. Jeudi matin 1837. Ne croyez pas que j'en aie parlé seulement pour me mêler à la conversation ou pour mettre en scène un acteur de plus, dans cette journée des brancards, où tout le monde partait pour Bou- logne. Ce n'était pas même un simple désir, mais bien un projet très arrêté et qui s'exécutera; aussi je vous demande de n'oublier pas de me dire de Londres, quand vous serez à Brighton, et com- bien de jours vous y comptez demeurer. Ce n'est pas que je me plonge en des rêveries sur votre façon si gentille de m'appeler ou sur le charmant cantilène de M™" de X..., qui met, dites-vous, traîtresse, grand prix à ma venue. Hélas ! hélas ! je commence à ne plus voiries choses de la vie que ce qu'elles sont, et, sceptique consciencieux, je ne marche plus ferme et confiant dans ces belles espérances que j'ai vu quelquefois faire de l'avenir; pourtant vous avez toujours grande raison de dire: Il fera ce que je veux; pour- tant je ne cesse de murmurer contre ma sottise, et ïenfîn c'est égal a toujours le même accent et porte en lui le même remords. Y a-t-il rien, en eiîet, de plus ridicule que d'être aux yeux du monde comme si... et de n'être pas en effet comme ça. Mais n'est-ce pas que la marquise est bien charmante à écouter tout un jour, et délicieuse à voir cheminer nonchalamment au bord des grandes lames noires de la mer et sur les difficiles ga- lets? Et puis vous me promettez bien un pieu de soleil à Brighton? Bah ! ne vous ai-je donc jamais parlé de mes courses sur les rives de l'Océan, de la marée d'équinoxe à Saint-Malo, où j'ai man- qué périr ? j'avais vingt-trois ans ; d'une cloche qui sonna au milieu de la nuit avec un interminable vacarme et mit sur pied toute une maison, à mon grand embarras ! Et entre Boulogne et Calais, en un lieu qu'on appelle Ouessant... Mais je vous ai dit tout cela. En somme, l'Océan est grand, et son bruit et sa mauvaise odeur 28 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. me plaisent aux jours sérieux, aux jours de pensées jetées au delà de Thorizon du monde; mais les idées de vie, de joie, d'amour, oh ! c'est Fonduleuse et caressante Méditerranée qui les colore et les rajeunit. Allez donc vous promener au cap Griné, que je n'ai pas vu depuis vingt ans, asseyez-vous un moment au haut de cette fa- laise, et vous me direz s'il ne vous vient pas envie de bondir ; j'ai vu de ces mouvements-là en ce lieu. Enfin, notre Chambre est fermée ou plutôt vidée; mais, à mon grand ennui, je suis pris pour quatre jours par un long et fasti- dieux procès. J'ai vu X..., qui attaque et tue le ministère aujour- d'hui même. Dites-moi de Londres qui va à Brighton. A Brighton ! là le revoir, là mon dépit, là comme ici ma tendresse et ma joie quand même... L'heure de Taudience sonne, dites donc à la marquise quelque JUDICIEUSE et agréable parole, selon ma pensée. Berryer. Après cette lecture ma curiosité cherchait à éclaircir si le ton de la correspondance entre Berryer et la com- tesse, devenue veuve, était demeuré le même. Le court billet suivant me tomba sous la main, daté de 1838. Chère, ah bah! il faut appeler les choses par leur nom; vous, la plus aimable de toutes, dites-moi si vous voulez de moi et à quelle heure, je serai exact. En tous cas, redites-moi en quel lieu se donne le concert, je me le suis fait dire cinq ou six fois, et je l'ai six fois oublié ; mais aussi pourquoi ne parlons-nous que de choses aussi indifférentes? « Shake hands. » Dans ce billet s'en était glissé un autre plié en pointe. Chère, puisque hier au soir vous étiez moins souffrante, et ne manquiez que de la force de laisser tresser vos cheveux, vous pourrez sortir aujourd'hui. Je croyais n'être libre qu'à quatre heures, mais je le serai beaucoup plus tôt. Ne voulez-vous pas que nous visitions le musée Isabey, au grand jour? Et ne pour- rions-nous pas nous donner l'amusement de voir quelques autres raretés? Dès une heure je serai à vos ordres; si donc vous pou- vez sortir plus tôt, faites-le dire, commandez et il vous sera obéi. Je suis peut-être un grand sot, je ne vous ai pas dit mot, avant- BERRYER. 29 hier, de la charmante lanterne. C'est tout ce que je désirais avoir, c'est un de ces petits bonheurs que je goûte encore avec joie d'enfant. Comment ne vous en ai-je pas dit merci ? Il faut qu'en vous voyant, j'aie pensé à tout autre chose qu'à la joie du cadeau. Serait-il donc vrai, qu'il n'est pas vrai, que ce me soit égal ? Ah ! povero ! A bientôt, je vous baise les mains. Enfin la lettre la plus récente. Août, Augerville. Chère ! (car sans illusion, je supprime le possessif), tout ici est en fleur et l'air est parfumé ! ne nous viendrez-vous pas ? Ils sont si bons les jours où je vous regarde marcher dans votre liberté ! Rien n'est plus charmant à contempler, et plus riant à aimer. Si vous ne venez de suite, aumônez-moi d'un petit mot bien amical. Vous êtes du petit nombre de personnes dont mes pensées les plus chères peuplent ma solitude, et que je fais converser avec moi, en regardant couler l'eau, ou écoutant bruire le vent dans les arbres. Envoyez-moi quelques bonnes paroles à mêler à celles que je vous prête; faites-moi voir que mes rêves ne sont pas mensonges, ni vos promesses non plus. Adieu, vous que j'aime à part, et à travers tous les goûts, toutes les passions, toutes les joies, tous les entraînements de ma vie. Objet de regret, de dépit, de contentement, admiration et charme. Je vous envie à tous, et ne suis point jaloux. J'ai bonheur à ce qu'on vous aime et vous comprenne, et voudrais cependant qu'il n'y eût que moi qui vous fus bien « Your for ever ». Berryer. De quel nom baptiser cette singulière intimité? me demandais-je en repliant les lettres ; une tlirtation?Non, c'est un sentiment, une espérance, élevée à sa plus haute puissance...: et, sans avoir trouvé à la chose un baptême qui me satisfît, je m'endormis. Le lendemain, Berryer partit; nous trouvâmes à pro- pos, Lucy et moi, de consacrer la journée à la châtelaine, nous réservant la soirée. La poste apporta l'annonce positive de la venue du prince de Belgiojoso et du vir- tuose Géraldy. Engagées d'avance, la comtesse et moi, à assister à la comédie qui se jouerait prochainement au 2. SO SOUVENIRS DE M^' G. JAUBERT. château de P... par une excellente troupe d'amateurs, nous prétendions ne pas renoncer à ce divertissement. Or, il était dans les habitudes du château de ne pré- ciser ni les arrivées ni les départs. Cependant j'insistai en demandant si les musiciens indiquaient un jour précis. « Géraldy s'annonce pour la fin de la semaine, se dé- clarant certain d'entraîner le prince. Je pense, ajouta jyjme Berryer, qu'ils nous donneront le samedi et le dimanche. — Quelle bonne fortune musicale! m'écriai-je : ténor et basse ! — Qu'est-ce donc qui a pu entraîner votre basso-can- tante au mariage ? demanda Lucy. — Il ne saurait l'expliquer lui-même, fis-je, me tour- nant en riant vers la maîtresse de céans, car il aimait ailleurs. Ne le savez-vous pas, madame? Il a la passion loquace, se confie à tout le monde; il ne la tairait donc qu'à vous seule ? — Allons, ma chère Elma, vous vous plaisez à taxer de folie mon pauvre Géraldy. Bien reçu à Augerville, enthousiaste dans l'expression, il aura rendu ses senti- ments de façon à induire en erreur ceux qui ne savent pas que je suis une vieille femme, et que M""^ Géraldy est jeune et jolie. — Est-ce l'acte de naissance qui règle les sentiments ? demanda la comtesse. — Du moins, répartit M""^ Berryer, il n'y a aucune tri- cherie de ma part. Dieu sait, mesdames, que je ne me suis jamais rajeunie d'un jour... que dis-je? d'une heure ! — Oh ! m'écriai-je, ce serait plutôt le contraire ! Par- donnez-le-moi, mon excellente amie, il me semble par- fois que c'est une petite taquinerie conjugale que vous exercez, ayant précisément le même âge que votre mari. )> Elle sourit, sans me contredire. Assez franche, elle ne BERRYER. 31 s'épargnait guère. Cependant, subissant une sorte de routine, elle ne s'étonnait pas de plaire encore. Ses toi- lettes de couleurs sombres étaient sans prétentions à la jeunesse, mais l'élégance des détails y donnait de l'inté- rêt ; l'éclat du teint, le brillant des yeux bleus, aux larges prunelles, rendaient le visage agréable à regarder. Notre causerie fut interrompue par un bruit de caram- bolages incessants venant de la salle de billard. Ouvrant la porte, nous trouvâmes Rikomski, qui, seul et en manches de chemise, se démenait comme un beau diable pour perfectionner son jeu, prétendait-il. Sa perruque était posée sur un affreux buste en plâtre de Louis XVIII. 11 l'apostrophait violemment, lui repro- chant la charte de 1815, ses billes manquées et les mal- heurs de Charles X. Passant ensuite brusquement à notice jfiTewn, nom qu'il prononçait toujours emphatique- ment, — il chanta en larmoyant : — Quand le bien-aimé reviendra ! — puis finit par se coucher sur une des ban- quettes placées autour du billard, en s'écriant : « Mon Dieu, mon Dieu, si Berryer m'entendait ! » Un fou rire termina la scène. Pour le ramener au sérieux, on lui annonça qu'il allait avoir l'honneur de nous servir de nautonier. Ce plaisir le laissait très froid. Habile rameur, par paresse, il dissi- mulait volontiers ce talent. Parmi les folies qu'il débita en naviguant, il donna un libre cours à son hostilité contre les promenades en bateau. « Je prétends, nous dit-il d'un tonde confidence, donner à ce sujet un avis indirect au seigneur d'Augerville, Mais , diable ! il y faut des détours, pour donner des conseils : avec nos grands hommes comme avec nos rois ! Je le ferai en chantant, comme à l'Opéra-Gomique. — Oh! je vous vois venir, Rikomski, interrompit M"'« Berryer; vous brûlez d'envie de nous faire connaître quelques petits vers nouveaux ; vous avez toujours mis 32 SOUVENIRS DE M'"'= C. JA,UBERT. beaucoup d'amour-propre à votre talent pour le couplet. Chantez donc, mon cher. » Sans se faire prier davantage, abandonnant la rame, gesticulant, il entonna d'un air héroïque : Je veux, sur l'amoureuse rive, Brûlant d'immortelles clartés, Fixer la course fugitive Des éternelles voluptés ! « Que signifie ce galimatias, s'écria la châtelaine, où avez-vous donc pris cela? — Moi, madame , je trouve cela grandiose. Remar - quez que c'est l'orateur qui parle ! A mon tour mainte- nant, la leçon indirecte. Et prenant une voix flûtée : Attention, mesdames ! Sur les eaux quand l'amour s'expose. Un rien peut le faire périr... C'est sur une feuille de rose Qu'il navigue vers le plaisir ! « Remarquez ce vers, répétait-il : « Un rien peut le faire périr... » Et nous applaudissions. « Je voudrais, reprit-il, faire passer le goût des pro- menades aquatiques, amener le seigneur de ces lieux à mettre du vin dans son eau... — Voyons, galant batelier, rentrons, dit d'un ton mo- quem^ la châtelaine, et je conviendrai qu'en fait de chan- sons, vous en avez fait de meilleures que celle-là. — Je ne dis pas non, madame, je ne dis pas non. » Et, comme nous abordions, il sauta vivement à terre, d'où il cria : « Le couplet que je viens d'avoir l'honneur de vous chanter, est de la façon de M. Dupaty, membre de l'Aca- démie française. » Puis il se sauva, triomphant du succès de sa mystification. BERRYER. 33 Le soir venu, nous pûmes enfin causer avec ab&ndon, Lucy et moi. « Voilà, dis-je, en lui restituant ses lettres, qui de votre part, prouve un puissant charme de captation, et, chez l'homme, des nuances vraiment délicates dans ses sentiments. J'y constate aussi ce discernement .que La Bruyère déclare ce qu'il y a de plus précieux, après les perles et les diamants. Toutefois, le jeu demeure dangereux. — J'en conviens; mais la raison me crie sans cesse que nos rapports d'affection ne doivent pas se transfor- mer. — Je me ris des fausses suppositions, et quant à ma victime, faut-il la plaindre? N'a-t-elle pas l'air heu- reux en ma compagnie ? — Voulez-vous, dis-je, chère Lucy, connaître un des grands charmes de vos relations ?il naît précisément de ce que l'homme fait retrouve près de vous des impres- sions de sa jeunesse; il désire, sollicite, espère et déses- père, et puis... et puis... faut-il tout expliquer? — Je vous en prie, pas de réserve. — Bénissez, ma chère, les nombreuses distractions qui sauvent la position. Voyez, comme s'il n'était pas déjà favorisé pard'aimables compatriotes, la Russie, dit-on... car vous n'ignorez pas ce que tout le monde sait? un de ses colosses de neige brûle pour lui d'une flamme diplo- matique ! — Oh! pas autant que cela, j'espère, interrompit la comtesse en me fermant la bouche avec la main. — Quoi ! seriez-vous jalouse? — Non certes; mais cela ne me plaît guère. Je pré- férerais ne pas y croire. — Lucy, Lucy! C'est là cependant ce qui préserve votre idéal. — Que vous avouerai-je?i;orre2"e non vorrei! « Ainsi se montrait le bout de l'oreille féminine. 34 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. En nous rejoignant le lendemain, Lucy déclara avoir peu dormi. « J'ai médité, dit-elle ; avec profit ! j'espère. Déci- dément, cher Mentor, je trouve vos raisonnements to- piques. — Je devrai donc, imitant Rikomski, m'écrier : Ciel! si Berryer m'entendait ! » Mais il n'avait rien entendu, et, comme c'était annoncé, il revint dans la journée, joyeux de nous retrouver. En quittant Paris, avait-il été attristé? Je l'espère pour lui. Il aurait ainsi goûté le même jour les deux bonheurs que peut donner l'amour : larmes et sourires ! — la tristesse de l'adieu et la joie du retour. « Réparons le temps perdu ! s'écria le voyageur d'une voix animée. Nous pouvons, avant le dîner, faire une belle promenade. » Et nous nous mîmes en marche. Rien ne languissait. Comme nous approchions du château au retour, Berryer, s'emparant du bras de la jolie comtesse, lui adressa d'une voix émue ces deux vers de Musset : Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime, Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez? — Sans hésiter, je vous dirais : « Monsieur, vous êtes un infidèle! » puisque jamais on ne vous a connu le cœur inoccupé ! — Voilà qui s'appelle taper sur les doigts, fit Berryer regardant Lucy tendrement. Puis se tournant vers moi : — Me traiteriez-vous aussi durement, chère, si j'intro- duisais en variante : « blonde aux yeux noirs? » — Ohl moi, je répliquerais : « Ce qui vous charme particulièrement dans cette délicieuse déclaration de Musset est l'élaslicité de la dédicace. Voyez toutes les variantes auxquelles se prête le thème : — Rousse aux BERRYER. 35 yeux verts, blonde aux yeux bleus, brune aux yeux noirs... — Assez, assez ! cria Berryer. — Et, continuai-je, cela ne vous coûte que la peine d'en varier Taccent. Asseyons-nous un moment sur ce banc avant de rentrer, et veuillez, monsieur, nous dire la pièce de vers en son entier. Entre la brune et la blonde, la situation devient critique et digne de votre talent. » Il faut en convenir, ce fut dit, détaillé, révélé, avec un art incomparable. L'émotion, l'organe, tout y concourait. Quels regrets que le poète ne fût pas là pour jouir de cette diction merveilleuse ! Encore émue de cette déclaration poétique, dont à bon droit la comtesse s'attribuait la chaleur pénétrante, rien ne pouvait tomber plus à propos, pour rompre la chaîne d'idées et de sentiments qu'on venait d'éveiller, que l'ar- rivée d'Eugène Delacroix, que nous trouvâmes installé auprès de la châtelaine. Nouvel élément venant se mêler à notre intimité. La vie mondaine se trouve ainsi tissée qu'elle sauvegarde souvent nos bonnes résolutions. L'émi- nent artiste reçut de nous tous le plus cordial accueil. Berryer mettait quelque amour-propre à répéter que lui et Delacroix étaient cousins. Les séjours trop courts que l'on pouvait obtenir du grand artiste étaient employés en bonnes causeries et en promenades que l'on alternait avec la musique. Pour le peintre comme pour l'orateur, une passion musicale véritable mêlait cet élément à tous leurs plaisirs. Ce fut même la base de*leurs premières relations. Une similitude de goûts les attirait dans le même monde. Bientôt ils purent apprécier les rapports qu'établissaient entre eux la délicatesse du tact, la finesse de l'esprit, la fierté des sentiments. Ils ne vivaient pas de la même vie ; la politique entraînait l'un vers le monde extérieur, tandis que le travail artistique retenait Tautre chez lui. Cependant, un lien d'estime affectueuse s'était 36 SOUVENIRS DE M"= C. JAUBERT. formé. Une visite au château d'Augerville en était un témoignage annuel. Delacroix y venait sans crayons ni pinceaux; il avait promptement constaté l'impuissance absolue du châtelain à comprendre la peinture. Pour cette intelligence, si bien douée d'ailleurs, c'était lettre close. Il ne possédait pas même cette sorte de science superficielle qui s'aiguise en visitant les galeries et les collections de tableaux. Il fallait qu'il en fût ainsi pour supporter, sans souffrir, la vue des détestables portraits placés sous ses yeux. Il eût poignardé ces méchantes toiles, s'il eût été connaisseur ou simplement ama- teur. Il venait cependant d'orner son salon d'une réduction bien faite du tableau de V Entrée d'Henri IV, par Gérard. Cela remplissait tout le panneau du fond. Berryer y pro- menait avec complaisance ses regards, mais en proprié- taire greffé de royaliste, et non pas en artiste. Delacroix, aimable, séduisant, d'une politesse exquise, sans aucune exigence, jouissait pleinement à Augerville d'une sorte de vacance qu'il s'accordait. Il se prêtait alors à toutes les distractions ; très empressé aux promenades, à cette seule condition qu'il lui fût accordé le temps de se costumer. Irait-t-on en bateau, à pied ou en voiture? Aussitôt la décision prise, il s'éclipsait, puis reparaissait, ayant combiné ses vêtements pour affronter soit la mer de glace, le soleil du désert ou le vent de la montagne. Cette manœuvre nous divertissait, ayant découvert, par une de ces trahisons du séjour à la campagne, que sur son lit demeuraient étalés des gilets, des cache-nez, des coiffures, numérotés et correspondant aux degrés du ther- momètre. Nous ignorions alors de quelle déplorable déli- catesse de larynx il était affligé. A le voir ainsi affublé, on riait, mais en sourdine; on n'aurait pas osé le traiter en bon enfant ; la cordialité, chez lui, était teintée d'une nuance de cérémonie. Récem- BERRYER. 37 ment, j'avais assisté à une petite scène de salon qui n'avait pas nui à l'estime où je tenais son caractère. Il avait été invité d'une manière pressante à venir dîner chez la princesse de Belgiojoso, à Port-Marly, où elle avait loue une campagne. Delacroix admirait cette beauté intelligente sans se sentir attiré par elle; les formes amples, les tons riches des femmes d'Orient, voilà ce qui l'inspirait. En face de cette pâleur marmoréenne, de ce corps effilé comme celui des saintes dans les œuvres gothiques, de ces yeux immenses dont les paupières ne palpitaient point, il répétait : « C'est beau! très beau! » et demeurait froid. Le sourire seul, disait-il, lui rendait le sentiment d'un être vivant et féminin. Donc l'artiste se laissait prier par la belle personne; sa réserve habituelle le tenait hésitant; seule, son exces- sive politesse le fit céder. Quant au jour indiqué, ce serait celui qui lui conviendrait; aucune échappatoire ne lui était laissée. Vers six heures du soir, un jour d'été, Delacroix entre sans bruit dans le salon, où la princesse, très animée, livrait bataille contre Bixio, homme de lettres et politique", qui. savait fort bien se défendre. Les lutteurs s'arrêtèrent un instant; puis, après une bienvenue très accentuée, très flatteuse, la discussion, suspendue un instant, reprit avec un redoublement de chaleur. La princesse soutenait en tout et pour tout la supé- riorité de son pays sur le nôtre. Son esprit passionné n'ad- mettait aucune concession. Bixio répliquait : c( Le Français ose plus, il ne garde pas son opinion en poche ou dans son âme, comme disent volontiers les Italiens; c'est tout simple! Depuis longtemps, en ce pays-ci, les hommes ont cessé de vivre opprimés comme le sont vos compatriotes, princesse; le Français est plus franc, plus vrai... » Haussant les épaules et devenue agressive : 3 38 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. « Je ne comprends pas, monsieur Bixio, dit-elle, ' qu'étant d'origine italienne , vous osiez porter un tel jugement! » Bixio, riant, ce qui exaspérait la belle Milanaise, répondit : — Un méchant sorcier. — Lettres de M"« de Rutières. — Un père et son fils rivaux d'amour. — Révélations. — L'approche d'un cataclysme. — Un morceau de musique du président Troplong. — La fusillade de février. — Un duel impromptu. — Avè- nement de la République. — Les élections. — Les élections de Berryer. — Les journées de Juin. — Mort tragique de M"« de Rutières. — Une lettre venue trop tard. Je donnai mon consentement ! Il s'agissait de poser en modèle complaisant et patient, une fois la miniature commencée, de ne point couper court, dans un accès d'impatience, un travail consciencieux de ma charmante amie Emilie M... Elle possédait un habile pinceau et un don de ressemblance vraiment remarquable. Il faut l'avouer, ce n'étaient cependant pas ces qualités qui influèrent le plus sur ma décision. La curiosité sur 78 SOUVENIRS DE M""' C. JAUBERT. cette vie d'atelier, voir par mes yeux les élèves dont m'en- tretenait Emilie, voilà ce qui l'emporta sur une sorte de répugnance naturelle que j'éprouvais à me laisser pour- traire. En outre, je devais me rencontrer là avec une femme de mes amies, la comtesse Kalergis, qui posait en ce moment. Lorsque je fis mon entrée dans l'atelier, après l'ascen- sion des cinq étages, Emilie poussa une joyeuse excla- mation, et de tous les pupitres les nez se dressèrent en l'air. Seule M"^ de Portai ne tourna pas la tête. Parfait exemplaire d'élégance parisienne, une des plus habiles parmi les élèves de M. Sanders, elle tenait le premier rang à l'atelier. Elle régnait sur ce petit monde, où se heurtaient déjà les amours-propres et les passions. Se déclarait-elle fatiguée, on savait à Tavance que c'était à la suite d'un bal d'ambassade ou d'un concert à la cour. L'entrée d'Alix de Portai, annoncée par le froufrou de ses jupes et les parfums qu'exhalait sa personne, faisait toujours sensation dans la modeste salle d'étude ; les pinceaux demeuraient immobiles, on écoutait avide- ment les détails qu'elle daignait communiquer sur cette société élégante qu'elle avait le privilège tant envié de fréquenter. Dès la première séance, je pus constater que M"® de Portai était la reine de cet essaim d'élèves, pour la plu- part jeunes et jolies, qui, dès le matin, envahissaient Tate- lier de peinture, où jusqu'au soir elles bourdonnaient. Une seule abeille, paraît-il, échappait à cette autorité, c'était Dalila de Rutières, intéressante créole dont sans cesse m'entretenait ma jeune amie peintre; à ma pre- mière séance, elle était absente ; mais on parlait d'elle, et j'écoutais. Parmi les élèves, une grosse fille rougeaude, nommée Eulalie, manifestait une hostilité animée contre la créole. On retrouvait là cette guerre de races, qui sous toutes 1847 ET 1848. 79 les formes, existe entre les natures distinguées et les natures vulgaires. M"^ de Portai, Técoutant, haussait les épaules. Ce geste m*enliardit le lendemain à interroger celle-ci au sujet de sa compagne absente. a A vrai dire, madame, répondit Alix, je crois que M""* de Rutières a été cllarmante, aimée... abandonnée ! cela se devine, se sent, se voit. — Bravo! s'écria la grosse Eulalie, nous donnons des brevets de beauté à toutes les femmes pâles et déchar- nées! » M"*" de Portai lui décocha un regard plein de mé- pris. « Voyons, dit Emilie, sans avoir recours aux supposi- tions, M"^ Doucet ne pourrait-elle éclairer notre juge- ment? » Dans nos causeries avec ma jeune artiste, j'avais appris à connaître Marianne Doucet comme l'amie dévouée de la belle créole ; j'appuyai la demande d'Emilie. a Qui ne serait ému, nous fut-il répondu, par la réalité seule qui sans cesse est sous nos yeux? une orpheline luttant courageusement par le travail contre la souffrance et la pauvreté? — Douée de toutes façons, ajouta Ma- rianne, une sorte de fatalité semble l'atteindre dans ces dons mêmes. » Chacun tendait l'oreille, espérant une plus ample infor- mation, lorsque Eulalie rompit le silence: « De plus fort en plus fort ! s*écria-t-elle d'une voix vraiment formidable. Hier, cette beauté clair de lune était, à n'en pas douter, Théroïne d'un roman moderne ; aujourd'hui on en fait un personnage de tragédie antique ! Pour ma part, mesdemoiselles, je déclare ne pas vouloir me prêter à ce fatalisme, qui toujours ici fait prendre la meilleure place à cette prédestinée. L'atelier, le maître y compris, semble n'appartenir qu'à elle. Il faut corriger mademoiselle la première! Comme je paye régulièrement 80 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. mes leçoris, je ne demande de grâce à personne, et je prétends maintenir l'égalité entre nous deux. » Comme elle achevait sa phrase, M"'' de Rutières ouvrait la porte ; elle répéta : « L'égalité entre nous deux? Ah! ma belle, si cette égalité doit se constater par la "force du poignet, je de- mande à ne pas lutter contre vous. » Tout le monde se prit à rire de l'à-propos, hors la robuste Eulalie, dont le visage s'empourpra de colère. Sans se presser, Dalila ôta son chapeau et son long " châle. Sa taille s'élevait au-dessus de la moyenne, et sous l'ampleur d'une blouse sombre la déhcatesse de sa complexion se trahissait. L'étroit poignet des manches laissait à découvert des mains pâles et fluettes, qui ma- niaient le pinceau avec dextérité. Sa démarche noncha- lante était pleine de grâce, et le désordre de ses cheveux noirs ondes indiquait l'absence de coquetterie, et non l'ab- sence de soins. Très rapproché de l'œil, le sourcil était tracé par une ligne droite et fine. Les prunelles, d'un bleu noir, miroitaient comme l'ardoise au soleil, ce qui contri- buait à la singularité de ce regard, tour à tour froid ou ardent, scrutateur ou passionné. A ce visage régulier, un nez droit, fin et un peu court, donnait une nuance de fan- taisie. On ne voyait pas rire aux éclats M"'' de Rutières, mais qu'elle était charmante lorsqu'un sourire entr'ou- vrait ses lèvres pâles! Alors de petites dents perlées, ainsi qu'une légère fossette à la joue, rendaient à son visage son caractère de jeunesse. Après avoir aligné ses pinceaux, elle vint examiner le travail de M"-^ Doucet. « Quelle richesse de tons ! dit-elle à mi-voix en regardant attentivement M""^ Kalergis qui posait. Un pareil modèle est une de ces bonnes fortunes d'artiste qui ne saurait m'arriver. — Voilà les cheveux d'or chers à l'école véni- tienne ; et les yeux ! voyez, ma chère, ils ne sont ni bleus 1847 ET 1848. 81 ni noirs, ni gris ni verts : les prunelles semblent deux violettes de Parme. Quant au teint, s'il vous embarrasse, écrasez quelques roses sur votre palette, et trouvez l'art d'en faire usage. » En signe d'approbation, caressant les cheveux de son amie, disposés en bandeaux lisses que le souffle de la mode n*avait jamais soulevés, Dalila,]du regard, parcourut l'atelier, pour décider où elle installerait son pupitre. Avisant une fillette dont l'innocent visage rappelait le type des têtes de Greuze : « Petite, lui dit-elle, donnez-moi votre place près de la fenêtre ; quand on possède des yeux de quinze ans, on y voit trop au premier rang. » Celle-ci se recula complaisamment. Eulalie partit alors d'un gros éclat de rire. a Vous êtes bien gaie ce matin, mademoiselle; est-ce que vous allez vous marier? demanda Dalila. — Il y aurait des choses plus étonnantes, reprit la rieuse d'un ton piqué. — Aussi je m'y attends. Oui, mes chères demoiselles, toutes ici vous vous marierez, excepté moi. Je dois vivre et mourir seule ! » Elle raillait en commençant cette phrase, qui se ter- mina d'un ton mélancolique. Au travers de la petite guerre que soutenait M"^ de Rutières contre ses com- pagnes, elle s'aperçut que la comtesse aux cheveux d'or s'était faite son alliée. En eff'et, amoureuse de la nouveauté, captivée par ce je ne sais quoi qui donnait un caractère d'intérêt aux moindres choses venant de cette étrange fille, la comtesse n'en pouvait détacher ses regards, s'étonnant de la voir agir sous les yeux d'un nombreux auditoire avec la même simplicité que si elle eût été seule dans sa chambre.' Ainsi, plusieurs fois par jour, elle venait réchauff'er ses pieds au petit poêle en faïence qui décorait l'atelier. Quel singulier déballage 5. 82 SOUVENIRS DE M-^ G. 3AUBERT. elle exécutait alors ! Otant de gros chaussons, d'où l'on voyait surgir de petites pantoufles^ où se nichaient des bas épais, il ne restait place en dernier lieu que pour un de ces pieds microscopiques dont les créoles ont le privilège. Une petite toux fréquente commentait ces précautions excessives, exigées par sa prudente amie Marianne Vers cette époque, M. Sanders, le professeur, ayant commandé plusieurs copies à M"^ de Rutières, celle-ci prolongea son séjour à l'atelier au delà de l'heure accou- tumée. Je m'arrangeai pour faire coïncider mes séances avec les siennes, et M""" Kalergis obtint de Marianne la même faveur, afin de demeurer ensemble les dernières. La conversation prit ainsi un tour familier, où les vingt ans de Torpheline formaient un étrange contraste avec le détachement qu'elle paraissait mettre aux intérêts de ce monde. Une fois, s'arrachant à une sorte de rêverie,, comme entraînée par un courant d'idées : « J'ai été belle, dit-elle, qui le croirait? Et pourtant, je suis jeune encore! — Entre toutes, vous êtes toujours la plus jolie ; de cœur on se sent entraînée vers vous, lui dis-je. — Vous êtes aimable et bonne, répondit-elle ; mais croyez-moi, madame, pour être heureuse, endurcissez ce cœur. — Soyez sans inquiétude sur l'avenir de madame, interrompit la comtesse, me signalant du geste ; voyez combien sa physionomie est heureuse ! elle défie le cha- grin. — Oui, vous avez raison. Tandis que moi, continua M"^ de Rutières, oserai-je l'avouer? j'ai la conviction d'une mort violente. Un jour, en passant devant une glace, avec les cheveux épars, je crus me voir enveloppée d'une sorte de linceul noir. . . 0 mes amies ! continua 1847 ET 1848. 83 Dalila avec émotion, sans cesse je retrouve cette funeste impression î - — Allons, allons, je le vois, vous croyez aux pressen- timents et aux apparitions, j'en suis sûre. — Voilà qui me plaît fort, interrompit d'un ton enjoué la comtesse ; là-dessus nous nous entendrons, tandis que Marianne hausse les épaules en nous écoutant. J'adore toutes ces choses mystérieuses et incompréhensibles. L'autre jour j'ai été en partie de plaisir chez le fameux magnétiseur Marcillet. Il possède en ce moment un sujet merveilleux, et nous avons obtenu (nous étions nom- breux) une séance des plus intéressantes. Écoutez bien. J'avais une lettre dans ma poche. Cette fille, nommée Catherine, a redit tout haut ce qu'on m'avait écrit ! -*- Mot à mot? demanda M"® Doucet, ouvrant de grands yeux. — Non, mademoiselle, parce que lire la fatiguait. Elle a dit : a La lettre contient une déclaration d'a- amour... » — Mais, interrompit vivement la jeune artiste, c'était fort indiscret ce qu'elle révélait là ! - — Pas le moins du monde, dis-je à mon tour en plai- santant; une déclaration est sans valeur tant qu'elle n'est point endossée, — C'est juste, très juste, ma chère. Ne sommes-nous pas toutes exposées dans le monde à recevoir quotidien- nement des déclarations de ce genre ? La somnambule a ajouté que j'avais beaucoup ri en la lisant. Puis elle a fait un portrait du jeune adorateur. — Ressemblant ? — Oui, mademoiselle Doucet. Aussi ressemblant et moins flatté que celui que vous faites d'après moi, sans pinceau, en quelques mots seulement. Le plaisant était que l'auteur de la lettre se trouvait présent et tremblant d'émotion : un tout jeune homme. Moi, je répétais : 84 SOUVENIRS DE M-^ G. JAUBERT. « Nommez-le, nommez-le! » Elle n'a jamais voulu. Oh! quand on va là, il faut s'armer de patience; ces créatures sont odieuses par leur mélange de réticences et de divi- nations, ï Dalila écoutait avidement. « Eh bien ! fis-je à mon tour, on doit ces jours-ci m'amener le célèbre Marcillet. Il faut que M"^ deRutières déroge à ses habitudes de retraite, ainsi que son amie Marianne. Ce sera une séance de jour, avec peu de monde; quelques-uns de mes habitués seront seuls admis. Nous regarderons attentivement. Je demande à M"*' Doucet d'ouvrir alors de grands yeux, comme elle le fait à cette heure. Et vous, comtesse, un bis ne vous ennuiera pas ? — Non, non, répliqua M™^ Kalergis. Je suis devenue enthousiaste de l'incompréhensible. » Démêlant une grande hésitation dans la volonté des deux amies, je m'éloignai sans insister. Huit jours plus tard, je leur expédiai ma double convocation, appuyant sur le caractère d'intimité de la réunion du lendemain. Viendraient-elles? Oui! Tout en souriant, Dalila m'avoua en entrant que Tin- certitude s'était prolongée jusqu'au dernier moment. Elle écrivait excuse sur excuse. Marianne voulait venir, trouvant cette rencontre préférable à la visite projetée au domicile de Marcillet. Je voyais pour la première fois les deux amies hors de l'atelier Sanders. A leur entrée, je les regardai curieuse- ment. Marianne dessinait sa tournure raide et distinguée dans une robe noire collante, éclairée par un col et des manchettes blanches, costume auquel aucune variation dans la température n'apportait de changement. Agée de trente ans environ, sans famille, vivant seule au Marais, imprégnée par l'éducation d'idées de règle et de routine, elle formait un parfait contraste avec Dalila. Celle-ci pos- 1847 ET 1848. 85 sédait une grâce créole pleine de désinvolture. Chaque attitude devenait une pose favorable à l'artiste. En entrant elle se débarrassa d'une mantille noire en dentelle, jetée sur sa tête. Un caraco en velours violet, garni de four- rures , marquait sa taille élancée, qui s'enveloppait ensuite dans les plis profonds d'une jupe noire. . « Quel bonheur! s'écria-t-elle, il n'y a personne. Je profite de ce moment pour vous prier de me permettre de demeurer dans un petit coin, sans aucune présentation. — Il sera fait, ma belle, comme vous le désirez. Espé- rons] du moins, repris-je en riant, que notre magnétiseur sera de parole. On sonne! c'est lui peut-être. Non^ c'est Alfred de Musset: «Comment! vous de si bonne heures? » m'écriai-je. -^ Oui, madame, et je pensais trouver déjà le major Frazer à son poste. En nous séparant sur le boulevard, à deux heures du matin, nous nous sommes juré d'exer- cer ici une surveillance attentive pour déjouer les diable- ries du sieur Marcillet. Nous ne le perdrons pas de vue ! — Vous êtes tous de même, fis-je, haussant les épaules, résolus à ne rien croire, tout en brûlant de voir. — Mais, silence ! j'aperçois le major qui précède notre homme et son sujet. » Quelques invités encore se succédèrent, puis enfin la jolie Esther de ***, et je fis fermer ma porte. Cette dernière arrivée était une jeune femme qui, après trois ans de mariage, travaillait à recouvrer sa liberté sous la direction sage et habile de son défenseur, M. Berryer ; l'homme qu'elle avait épousé était Anglais, cadet de grande famille, physique agréable et distingué ; il était joueur, et c'était là son moindre défaut. Du jeu, il avait fait une industrie, et la charmante petite créature, une fois à Londres, dut reconnaître à quel rôle attractif elle était destinée dans son salon. Ici l'attention générale se porta sur le magnétiseur, 8G SOUVENIRS DE M""^ G. JAUBERT. dont le sujet fut promptement endormi. On lui posa un bandeau épais sur les yeux, lui présentant des cartes qui furent tout de suite nommées ; l'heure indiquée sur di- verses montres fut aussi constatée sans erreur. De ces menues bagatelles, nous passâmes au singulier talent de lecture de la demoiselle Catherine. Voici l'expérience à laquelle elle fut soumise. En se recueillant, se cachant, chacun écrivait un nom, un mot sur un papier, plié ensuite soigneusement en quatre, et toujours mystérieusement placé sur la nuque du sujet. On attendait un peu. Après une sorte de tra- vail d'attention, M'^^ Catherine articulait le mot. Ayant réussi plusieurs fois de suite, l'admiration parut générale. Tout le monde s'agita, les mains se tendirent vers la somnambule. Les demandes se multipliaient. «. Suis-je magnétisable ? » Ou bien : « Pourrai-je endormir par la volonté ?» A ce moment j'engageai les deux amies aux- quelles je m'intéressais particulièrement à s'approcher du sujet. M"*" Doucet, la première, présenta courageuse- ment sa main. Après un silence qui se prolongeait : « Vous ne me dites rien? demanda Marianne étonnée. — Votre vie est une page blanche, je n'ai rien à vous dire. » Dalila se prit à rire, en prenant la place de son amie. Aussitôt, le sujet parut agité, oppressé, et posant la main sur le côté, geste habituel àM"^ de Rutières : « Je souffre Icà, » fit-elle. Cela surprenait fort Marianne, qui dit précipitamment à son amie : G Demandez à la somnambule ce qu'il faut faire. — Vous distraire; vous vous rétablirez. )> Et disant cela, le calme revenait. c( Ainsi, demanda l'orpheline après un court silence, l'avenir n'est pas inquiétant ? » L'agitation du sujet reparut. 1847 ET 1848. 87 I ^ u Ne m'interrogez pas, fut-il répondu d'une voix émue. Méfiez-vous de lui... Si jeune, si belle! » Et quelques larmes mouillèrent ses yeux. Marcillet s'avançait faisant de grands ronds de bras. Catherine s'apaisa ; et les deux amies s'éloignèrent, l'aî- née grondant la plus jeune, qui n'aurait pas dû, préten- dait-elle, poser ainsi la question. A cette petite scène non surveillée, une heureuse diver- sion fut faite par M. de Musset, demandant à la demoi- selle Catherine si elle pensait pouvoir lire un nom dans sapensée.Il promettait d'y porter fortement son attention. c( Essayons. » répondit-elle. Il lui remit un crayon et une grande feuille de papier blanc. Après quelques minutes d'absorption, elle traça une lettre, qui parut jetée au hasard sur la feuille. Puis une autre fut lancée de la même façon, puis une autre encore, et cela fut ainsi répété six fois. Alors une des personnes attentives à l'épreuve s'écria, réunissant les lettres : « Charte !... il y a Charte! — Non, dit Musset penché sur la feuille et d'un ton sérieux, il y a hietiRachel, c'est le nom que je pensais! » A C H R L E Pour le coup, un silence de surprise succéda à ce succès, puis tout le monde se mit à parler à la fois. Musset, lui, recherchait le procédé de l'esprit dans cette opération. Toujours endormie, cette fille expliqua que, pendant ce travail de divination, il lui semblait que des nuages s'interposaient, puis s'entr'ouvraient ; elle sai- sissait alors la lettre qu'elle traçait. Dalila s'était rapprochée, écoutant curieusement l'ex- plication. 88 SOUVExNIllS DE M- G. JAUBERT (( Il est probable, dit -elle à Alfred de Musset, que cela ne se passe pas chaque fois de la même manière. — Vous avez raison, mademoiselle; par la diversité des fluides, il doit se produire des combinaisons variées à l'infini. » Entre ces deux causeurs, un dialogue animé se conti- nua quelques instants. Puis, tout fringant, Alfred de Musset vint me trouver, et d'un ton légèrement railleur : « Voici ce qui arrive, madame ; vous avez refusé de me présenter à cette belle personne. Elle est venue à moi d'elle-même ! Une attraction sympathique. » La séance était terminée. Les deux amies s'échap- paient et étaient remplacées par la comtesse Kalergis, arrivant en retard comme toujours. a Qui viens-je de rencontrer? demanda-t-elle. Com- ment avez-vous réussi à apprivoiser la belle Dalila ? Et naturellement Marianne l'a suivie,' comme un bon ca- niche. Savez-vous, chère amie, qu'en dépit de toutes mes avances, une fois mon portrait fini, ces deux jeunes filles semblent vouloir rompre net nos relations? Moi qui n'avais en vue que l'extension de la réputation de M"^ Doucet, en soumettant l'éclat de ma blonde cheve- lure au coloris de son pinceau. C'est bizarre ! — Oui, vraiment, reprit Musset; je n'eusse pas agi ainsi. Voulez-vous, comtesse, mettre à Tépreuve mon coup de crayon et mes sentiments? Nous fondrons en- semble nos griefs, car la belle créole, sous prétexte d'in- cognito, n'a pas permis que je lui fusse présenté. — Vraiment! Eh bien, elle abuse de sa position, comme disait cette grosse rougeaude à l'atelier Sanders... [se tou7mant vers moi], vous vous souvenez, chère, celle qui lui reprochait de fonder ses droits abusifs sur une santé languissante et des infortunes? — Hélas ! hélas ! repris-je avec vivacité , ces titres à l'intérêt ne sont que trop justifiés, A ce sujet, 1847 ET 1848. 89 j'ai précisément deux mots à vous dire. Monsieur de Musset, éloignez-vous. — Combien de temps me laissera-t-on en pénitence ? — Voyons, ne soyez pas taquin. La jolie M"''' Esther de *** est dans le petit salon : occupez-vous d'elle, et lais- sez-nous couver une bonne œuvre. » Ayant deviné, par quelques traits du caractère de M""^ Kalergis, le besoin d'occupation que son activité ré- clamait tout à coup, il me vint en pensée de donner un emploi à cette activité au profit de M™^ de Rutières. En vain, le professeur Sanders aidait son élève, en lui com- mandant de nombreuses copies. Sans cesse, sa santé l'obligeait d'interrompre un travail dont l'assiduité lui était funeste. N'y aurait-il donc pas moyen de rendre cette existence plus douce? Je soumis le cas à la comtesse, m'informant si, par son crédit près de la princesse de Lichtenstein, elle ne pourrait obtenir une position soit de demoiselle d^honneur, soit de lectrice, que sais-je ?... M'"° Kalergis réfléchit un instant. « Pourquoi pas celle d'attachée comme peintre ? Ne sait-elle pas l'allemand? — Comme le français, répondis-je. — Je vous ai aussi entendue dire qu'elle était de bonne famille? — Excellente. Tous les quartiers voulus pour faire une chanoinesse. — Eh bien ! ma belle, je vais m'atteler à cette grosse affaire. Deux cœurs féminins qui veulent le bien sont pleins de ressources. J'ignore si je réussirai... — J'en suis sûre, moi ! m'écriai-je. Quelle satisfaction de lui annoncer cette nomination !» Et je frappai joyeu- sement des mains. Ce qu'entendant, Alfred de Musset accourut, croyant que parce signal je levais la consigne. Il nous conta plaisamment comment, par sa présence dans le petit salon, il avait coupé en deux une flirtation W SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. anglaise entre ma jeune amie Esther de *** et le major Frazer : « Ils m'ont paru assez comiques tous deux, sifflant leur anglais avec délices. Je ne connais rien de plus affecté que des Français parlant cette langue avec l'accent insu- laire. Il faut pouvoir lire dans Shakespeare; mais le parler ! Penh ! — Eh bien, monsieur de Musset, reprit la comtesse, je voudrais vous voir tourner cette difficulté, en faisant la cour à une belle Anglaise. — Madame, je me servirais de cette langue pantomime, riche et confuse, que l'on apprend à l'Opéra en étudiant le style des ballets, et je terminerais ma déclaration par un tour de valse à deux temps ! » En ce moment, M. Berryer entrait, et, tout en nous saluant du regard, il cherchait ma petite amie Esther; il lui avait donné rendez-vous chez moi pour une nouvelle conférence, ayant consenti à se charger pour elle d'un procès très délicat et difficile à gagner. Musset l'arrêta au passage. « Quel regret, s'écria-t-il, que vous n'ayez pas assisté à la séance que vient de nous donner le sieur Marcillet ! J'aurais été bien curieux de connaître l'impression qu'en eût reçue M. Berryer, continua-t-il, nous prenant à partie ; cette fille n'a-t-elle pas été surprenante ? — Mon cher Alfred, répliqua Berryer, je fuis ces sortes d'études. Elles ne servent qu'à troubler la pensée. C'est une recherche malsaine. Je vous suis avec plaisir, avec abandon, dans la fantaisie poétique; mais ce fantastique dont on prétend faire article de foi, je l'évite. » Mon ami, le docteur Teste, s'était glissé derrière M. Berryer. Je ne connus sa présence que par l'approba- tion qu'il donna à haute voix à l'opinion émise par le grand orateur au sujet de la science magnétique. c( Gomment, vous docteur, qui avez fait des études si 1847 ET 1848. 91 intéressantes sur ces phénomènes bizarres^ vous parlez ainsi ? — Précisément, madame, il y a là un mélange de savoir et d'ignorance qui m'est antipathique... entre toutes autres mains que les miennes, » ajouta-t-il en riant. Esprit observateur et curieux, enthousiaste et scep- tique, le docteur Teste, par ses qualités contradictoires, offrait un ensemble piquant et attrayant. Ajoutons que personne ne conte mieux que lui, et ne possède une mé- moire plus richement emmagasinée. « Est-ce à cette volte-face magnétique qu'il faut attri- buer l'arrivée tardive de M. le docteur? — Non, madame ; tout simplement à mon dévouement à mes malades. Je vous ai parlé, je crois, d'une vieille Espagnole, qu une peur terrible de la mort précipite sans cesse à mes consultations? Ce matin, un billet pressant m'appelle à son secours, et je sors de chez elle. Ce n'était qu'une indigestion dont, par esprit méridional, elle se refusait à accuser les pois chiches. Une fois éclairé sur l'origine du mal, j'écris mon ordonnance. Que vois-je alors ? ma vieille malade se mettre à genoux devant un Saint Jean, beau Murillo, que je lui envie, et s'écrier en espagnol, présumant que seuls Dieu et elle connaissent cette langue : « 0 mon Dieu, fais-moi la grâce que cet imbécile ne me fasse pas mourir en se trompant! » Ne trouvez-vous pas, madame, que je suis bien récompensé d'avoir sacrifié au devoir le plaisir de votre matinée ? — Eh bien, repris-je, il ne faut pas qu'au plaisir de vous écouter nous sacrifiions les intérêts d'une jeune amie. » Et prenant le bras de M. Berryer, je le conduisis près d'Esther Manby. J'en arrachai le major Frazer, qui de beaucoup eût préféré continuer son duo anglais. Discrè- tement alors, devinant qu'avec l'orateur il s'agissait de quelque affaire sérieuse, les visiteurs s'éloignèrent, tout 92 SOUVENIRS DE M">° C. JAUBERT. en causant de magnétisme et accompagnant la belle blonde jusqu'à sa voilure. Je fus invitée à assister à l'examen approfondi que fai- sait l'habile avocat de l'affaire de ma jeune amie. Etait-il possible d'obtenir une séparation judiciaire? La conclu- sion fut qu'il fallait obtenir la nullité du mariage anglais, en s'appuyant à l'ambassade sur quelque formalité né- gligée. « M. Frazer, qui causait avec vous, madame, lorsque je suis entré, est en position, dit Berryer, de nous obtenir les renseignements et les pièces qui nous seront néces- saires. )) Esther, légèrement embarrassée en me priant de lui servir d'intermédiaire, acquiesça. Effectivement, le major était en relations avec tout le personnel de Tambassade anglaise. Secret jusqu'au mys- tère, il s'amusait d'une existence énigmatique, sur la- quelle je basais, en le plaisantant, sa prétention à prendre le rôle du feu comte de Saint-Germain. Il était petit-fils héritier direct de lord Lovât (Simon Frazer), Écossais, qui, ayant pris parti pour les Stuarts contre Georges II en 1745, eut la tête tranchée en 1747 ; à rage de quatre-vingt-huit ans. Une belle gravure d'Hogarth nous a conservé l'image de ce vieillard vigou- reux, conspirateur intrépide. A rencontre de ceux qui s'affublent de litres auxquels ils n'ont point droit, Frazer ne porta jamais celui de duc, qui lui appartenait. Il avait hérité, avec ce titre, d'une fortune assez considérable en Ecosse, mais chargée de nombreuses pensions viagères qui lui furent prétexte à vivre avec une extrême simplicité. Il ne tenait jamais compte des revenus que la mort ramenait fréquemment au propriétaire foncier. Etait-ce avarice? manie? dégoût delà mise en scène? Il serait difficile d'en décider. De lui je pourrais citer des traits de généreuse grandeur, et 1847 ET 1848. 93 d'autres d'une mesquinerie étroite. J'ai seulement con- staté qu'il se plaisait à l'économie. Pris sur le fait même de ladrerie, il riait du meilleur cœur, et s'y confirmait. Enfin, c'était ce mélange qu'on rencontre sans cesse quand on étudie à fond les caractères ; un trait cepen- dant me paraît tenir éminemment de l'avare : plus ses revenus augmentaient, plus il restreignait, je Tai dit, ses dépenses. Sa nature était pleine de contrastes. Les formes élégantes et aristocratiques de l'homme du monde étaient au service d'une parfaite simplicité. Rien de plus cour- tois et de moins banal que sa politesse. Une femme de mes amies confessait que, volontiers, sur le boulevard, elle cheminait du côté que le major arpentait, pour provoquer son coup de chapeau, dont, disait-elle, la distinction et l'éloquence étaient incomparables. Ses attachements, comme ami, étaient à toute épreuve. Je promis de l'intéresser au procès de la jolie mi- gnonne M""^ Esther de ***, et, préoccupée du projet conçu avec M""* Kalergis pour venir au secours de Dalila, j'en parlai de suite à mon ami Berryer, lui demandant son appui près de la princesse allemande, qui l'honorait d'une confiance particulière. « Quoiqu'un peu gâtée par la flatterie, me dit-il, c'est une femme d'un esprit distingué, douée, en ce qui con- cerne les arts, d'un sentiment délicat. Nul doute qu'elle ne prenne en affection M"^ de Rutières quand celle-ei lui sera connue; mais, pour amener à bien ce plan, triom- pher des obstacles, il faudra, mon amie, déployer des talents diplomatiques et une volonté persévérante. Je vous promets de lancer quelques mots qui, peut-être, vous aideront. — J'y compte, et je prends bon espoir, vous remerciant d'avance. r> Mais, à Paris, lancé dans la vie mondaine, on ne fait pas en vérité ce qu'on veut, même le bien ! Nous étions, SOUVENIRS DE M- G. JAUBERT. M"'*^ Kalergis et moi, accablées de bals, de spectacles, de petites et grandes soirées. — La comtesse, très à la mode, était en outre entrée en rapports avec un prédi- cateur en vogue. Il l'avait inclinée vers ce genre de bonnes œuvres qui se déguisent sous toutes les formes de plaisirs mondains. Les devoirs qu'elle s'était créés ainsi ne lui permettaient plus de suivre son penchant, qui l'eût amenée plus souvent dans mon cercle. Les jours, les semaines se succédaient, nos efforts étaient différés, et Dalila perdait force et courage. Pendant ce temps, au contraire, le procès en nullité de mariage de ma jeune amie marchait à grands pas. M. Berryer s'était adjoint le major pour cette partie que le caractère national du mari venait compliquer. J'appris ainsi que, avec un zèle qui me parut un peu vif, Frazer avait traversé la Manche, pour saisir à leur source des renseignements importants sur la façon dont le mariage avait été contracté et les formalités remplies. Pour modérer la reconnaissance de la jolie plaideuse, il prétendait ce voyage utile à ses propres intérêts en Angleterre. Tout, enfin, fut si bien combiné^ puis exécuté, que la mignonne petite femme une fois encore se trouva libre, et reprit son nom de famille, Esther de Renduel. Son admiration, son enthousiasme ne tarissaient pas, en parlant de la sagacité, de l'ingéniosité, de la pénétration de l'illustre avocat qui lui avait obtenu gain de cause. « Je lui dois plus que la vie, ajoutait-elle en s'animant. — Notre major aussi vous a été précieux, repris-je, lui reprochant l'oubli qu'elle en faisait. — Oh! oui, madame, » dit-elle, rougissant sans me- sure. Chère Esther ! je suis sûre qu'en cet instant elle eût volontiers troqué ce teint transparent et traître contre le cuir de Russie inaltérable du major Frazer. 1847 ET 1848. 95 Lorsque je revis celui-ci, j'essayai en vain de le pé- nétrer. Les quarante petits boutons qui toujours fer- maient ses gilets étaient vraiment allégoriques ; il n'eut jamais de sincérité d'ouverture qu'avec le prince de Metternich fils et le jeune pair de France d'Alton-Shée. Il avait été élevé avec le premier, puis se lia avec le second comme celui-ci entrait dans le monde. Eh bien, avec ceux-là même il se pliit à laisser du vague sur la date de sa naissance. On prétendait que la mort en Ecosse d'un frère cadet avait facilité cette fantaisie. A un ami qui le plaisantait sur son âge, je lui entendis répondre : « J'ai atteint quarante ans, l'âge pour un homme des conquêtes et de la scélératesse ! » Petit, bien fait, d'une force herculéenne, habile virtuose, dirai-je, en tous les exercices du corps, il cédait à la tentation de n'avoir que Tâge qu'il paraissait. Avait-il tort? Le succès du procès de M. Berryer réchauffa mon zèle pour M"^de Rutières. « Il faut vouloir, » répétais-je. Pour me ranimer, j'allai la voir. La pauvre enfant était logée près de l'atelier Sanders. Je montai aussi haut qu'on peut monter, et la trouvai seule. Ses beaux cheveux tombaient en grosses boucles sur ses épaules. Elle paraissait charmante, roulée dans un grand peignoir, qui trompait le regard sur sa mai- greur. Un beau piano droit, au-dessus quelques rayons de bibliothèque, ornés de beaux livres, témoignaient d'un passé évanoui. « Voilà qui me prouve que Marianne est venue, fis-je, désignant de la main un gros bouquet de roses de Noëî et de verdure placé dans un vase en terre brune. — Oui, elle est venue en se rendant à l'atelier. Je suis devenue si faible qu'il me faut suspendre mon travail. De toutes façons, madame, je suis heureuse de vous voir. Une nouvelle complication s'ajoute à toutes celles de mon 96 SOUVENIRS DE M™« G. JAUBERT. existence. Alix de Portai, hier, a annoncé son mariage à l'atelier; elle a nommé le capitaine de Montclar. Eh bien! si je connaissais une fille bien née qu'il a trompée, abusant de ses seize' ans, serait-ce mon devoir d'éclairé*^ la famille de Portai sur l'immoralité de cet homme? » Disant cela, une pâleur extrême succéda à une vive coloration. (( Mon enfant, dis-je, prenant sa main et la caressant doucement, on vous demandera une preuve. Aimez-vous M"^ de Portai au point de vous sacrifier ainsi ? — Peut-être, continua Dalila, y a-t-il, dans le sentiment qui m'inspire, une part à faire à la vengeance ; c'est pos- sible. Cependant, le désir de sauver l'avenir d'Alix de Portai me semble être ma véritable préoccupation. — Que pense Marianne d'un tel aveu? demandai-je. — Marianne? elle ignore tout à fait le monde. Sa ma- nière de juger est donc absolument relative. Son attache- ment peut la tromper. — Ne décidons rien, ma chère enfant, sans avoir regardé la chose de tous les côtés. Jusqu'ici, M. de Montclar m'apparaissait placé sous l'étiquette de danseur, promu au grade de conductew de cotillon, faveur que toute maî- tresse de maison, à la fin d'un bal, sollicite de lui avec insistance, et, à dire vrai, cela me paraissait devoir être un titre valable près de M"^ de Portai. Désormais je vais y penser diff'éremment, et je vous reviendrai bientôt, mon amie, avec ma consultation. » Je souriais, mais j'avais le cœur serré. Tout un passé, par cette demi-confidence, se déroulait tristement dans mon esprit. Je résolus de joindre la belle comtesse. Où pouvait-elle être? Pas chez elle, assurément. J'imaginai la rencontrer à l'exposition du trousseau de M"° de Ma- reuil. Précisément, je la saisis là, enivrée de broderies, de dentelles, point d'Alesçon, point à l'aiguille, bas en fil d'araignée, camisoles attractives et mouchoirs de 1847 ET 1848. 97 poche dont le tissu aérien fit éclore quelques plaisanteries au sujet du nez majestueusement aristocratique de la mariée à laquelle ils étaient destinés. Arrachant un instant l'aimable mondaine à ces tenta- tions ruineuses, j'obtins d'elle la promesse qu'elle se rendrait, le soir même, à la réception hebdomadaire de la princesse de Lichtenstein, et reviendrait à là charge sur la demande, déjà ébauchée, d'une place d'attachée comme peintre à son cabinet. Au sujet du mariage de M"^ de Portai, pensai -je, nous verrons ensuite que décider. « M. Berryer a cherché à préparer la voie, ajoutai-je, et la princesse a parlé de vous, ma chère, de votre dé- licieux talent comme pianiste, avec un tel enthousiasme, que notre grand orateur ne met pas en doute que, près d'elle, vous pouvez ce que vous tenterez. » Par ce coup d'éperon j'espérais servir les intérêts de M"^ de Rutières. En effet, à mon réveil, on me remit une carte sur laquelle était écrit au crayon : « Victoire ! la demande est accordée; mais j*ai bien travaillé, je vous jure. Il est une heure du matin, je me couche exténuée! » Sur ma carte, à mon tour, j'écrivis simplement : « Rendez-vous à quatre heures chez Dalila. » Je ne vou- lais pas enlever à M'"^ de Kalergis le plaisir d'annoncer son succès. Berryer me conduisit. Il était venu me conter comment, à la soirée de la veille, il s'était plu à étudier la belle Russe, exerçant son rôle de solliciteuse. Elle y avait mis une coquetterie achevée. «Nous avons, comme public, remarqua-t-il, profité de sa bonne grâce à satisfaire tous les désirs musicaux de la princesse, qui a exhibé un répertoire intarissable de souvenirs. Aussi la comtesse, saisissant l'instant d'une reconnaissance attendrie, enleva la nomination. Ses yeux brillaient; son teint redoublait 98 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. * d'éclat, quand, se penchant à mon oreille : « La place est conquise! » me dit-elle. — Merci de votre collaboration, mon excellent ami, » dis-je en arrivant à la porte de Dalila, et je sautai en bas de la voiture. A mi-chemin des cinq étages, je rencontrai la radieuse beauté qui , dans Tempressement d'annoncer l'heureux succès, avait couru d'abord à Tatelier Sanders, où elle pensait joindre M"^ Doucet. Là, me conta-t-elle, point de Marianne, et tout le monde en l'air. Alix de Portai, dans une toilette du meilleur goût, adressait à ses compagnes des adieux pleins d'affabilité. Il paraît qu'elle se marie dans huit jours; je connais un peu le futur. J'ai adressé à la triomphante Alix un bout de compliment, et tout en parlant, soufflant et montant, nous arrivâmes. Ce fut Marianne qui ouvrit la porte. L'expression de reconnaissance de notre orpheline pour le service que venait de lui rendre la comtesse fut noble et touchante. Quant à M"^ Doucet, on ne saurait peindre sa joie. On se prenait à l'aimer d'aimer si bien. « Je voulais vous apprendre notre succès avant celle même que cela concerne, dit la belle comtesse en badi- nant, et je m'étais rendue à l'atelier Sanders où je n'ai pas trouvé la Marianne que je cherchais, mais toutes les têtes à l'envers par l'annonce du mariage prochain d'Alix de Portai. — Nommait-on le prétendu? demanda avec émotion M"^ de Rutières. — Oui, vraiment, » répliqua M™« Kalergis; et quand Alix fut partie, la grosse rougeaude dont je me souvenais répétait malicieusement : « Avez-vous remarqué comme la future dame insistait sur la naissance illustre du mon- sieur? Que nous importe? Est-ce que cela se partage? Dans ma petite sphère on assure que ce capitaine n'a pas un sou ! J'ai ouï dire encore que cet homme n'était 1847 ET 1848. 99 qu'un fat. » Méprisant l'envie qui gonflait le cœur de cette fille, j'ai, sans m'y mêler, laissé le débat s'animer en m'empressant de venir me joindre à vous, mes chères amies. — Ah! madame, reprit avec effusion Marianne, quel à-propos entre la nouvelle de cette nomination et votre présence! Un scrupule de conscience torture en ce mo- ment Dalila. — Oui ! interrompis-je, j'ai reçu une demi-confidence ; c'est à Marianne de l'achever, et nous devrons avec elle résoudre la conduite à suivre au sujet du mariage de M"^ de Portai. » Dalila se retira dans sa chambre à coucher, et, succinc- tement alors, M"^ Doucet raconta comment elle avait, en donnant des leçons de dessin, été mise en relation avec M""" de Rutières , dans quel abandon la laissait un père qui, en mémoire de Rousseau, dépensait toute sa fortune en œuvres philanthropiques, et voulait d'ailleurs, en donnant à sa fille une éducation basée sur les principes de V Emile, se faire à lui-même illusion et se figurer qu'il possédait un fils. « C'était bien singulier, ajoutait Marianne. Il lui laissait prendre tout ce qu'elle voulait dans une immense bibliothèque, parce que Jean-Jacques avait écrit quelque part que cette liberté ne pouvait faire de mal! Il lui a enseigné le latin, les mathématiques, l'équi- tation, les langues vivantes, la musique, que sais-je? Ils habitaient une belle propriété près de Saumur, et, dans les promenades à cheval du père et de la fille, ils ren- contraient sans cesse des officiers en garnison à Saumur, ce qui désolait M. de Rutières qui haïssait le militaire. Dans sa jeunesse, un officier lui avait enlevé le cœur de sa fiancée; de là sa colère contre l'épaulette, de là aussi le malheur de sa fille! Songez donc, elle n'avait que seize ans ! >; Ici, le récit, mêlé d'hésitations, parut s'embrouiller. 100 SOUVENIRS DE M'"^ C. JAUBERT. M™^ Kalergis, venant en aide, dit avec douceur : « Peut-être une rencontre dans les bois... — Oui, je crois, » reprit avec vivacité Marianne. Elle continua, parlant très vite : « Et le père fut sans pitié, parce que la pauvre enfant refusa obstinément de nommer le séducteur. Hélas! comme elle me l'expliquait, entre ces deux hommes c'eût été un duel à mort! Un jour ce père barbare lui dit : « Déclarez à cet homme que vous n'osez nommer que je l'autorise à demander votre main, l'avertissant toute- fois que vous n'aurez ni dot pour le présent ni héritage après moi. » Elle fit l'épreuve ; sa lettre ne reçut aucune réponse. Depuis la mort de M. de Rutières, ce capitaine a eu l'audace de se présenter et de prétendre établir des droits d'amoureux. Sa poursuite a été si obstinée, que Dalila, effrayée, indignée, m'a demandé durant plusieurs mois d'habiter avec elle. — Pensez-vous, mesdames, que vraiment il soit de son devoir de prémunir la famille de Portai contre l'immoralité de cet homme? — Cela, dis-je, demande à être prudemment pesé, n'est-ce pas, chère comtesse? — Oui, vraiment, répondit-elle. Les avis de ce genre sont si mal venus quand un mariage est une fois décidé ! Quelle lassitude au moment du contrat! tant d'obstacles déjà ont été franchis! D'ailleurs, vous le savez comme moi, cette conduite coupable rencontrerait en général une grande indulgence. La jeune fille elle-même croi- rait saisir un don Juan et en serait flattée. — Vraiment! s'écria M"^ Doucet, pleine d'étonnement. — Prenons rendez- vous ici pour demain, afin de con- clure après méditation. » J'étais certaine que, charmée de se trouver lancée dans le roman, M"'^ Kalergis serait exacte. « Quelque bonne œuvre ne vous réclamerait-elle pas ? dis-je avec une douce moquerie. 1847 ET 1848. 101 — Je suis bonne personne, répliqua-t-elle en riant, et mon exactitude le montrera. » Vraiment, oui, le rôle de bonne fée lui plaisait. Elle fit mieux que d'être à l'heure convenue, elle me précéda. Elle eut, tête à tête avec l'orpheline, une cau- serie minutieuse sur la nouvelle situation qu'elle allait aborder, expliquant, commentant ce qui pouvait plaire et la faire aimer de la princesse. « Parlez allemand avec elle. Quand elle viendra voir vos peintures... faites de la musique, car cette Dalila est musicienne, nous cria la comtesse, en nous voyant entrer, Marianne et moi. Je viens de le découvrir à l'instant; son succès est assuré ! » Et elle ' embrassait chaudement Dalila. Pour en finir, nous revînmes au mariage de M"^ de Portai. Ouvrant le conseil, Marianne dit : (f. Mieux vaut garder le silence. — Dans le monde, le rôle d'Alceste est ingrat, ajou- tai-je. — Je vais poser une question qui peut être concluante, acheva M™^ Kalergis. M. de Montclar possède-t-il des lettres de sa victime? — Oui, quelques billets. — Quelle imprudence! s'écria la belle blonde. Songez donc! Si Dalila parle, le futur, pour se justifier, produira les lettres qui sont en sa possession, en y joignant les commentaires dont un fat irrité est capable. >. Le conseil finit par tomber d'accord de ne point agir, de crainte de provoquer de nouveaux ennuis. « Et si cet homme prétendait se venger, me dit à l'oreille la comtesse, ne pourrait- il rendre prophétiques les menaces de la somnambule? » Détournant l'attention de ce pénible sujet, nous par- lâmes du monde nouveau qu'allait aborder notre nro- tégée. 102 SOUVENIRS. DU M™*^ G. JAUBERT. Quelques jours plus tard, en effet, celle-ci se trouvait installée dans un petit corps de logis attenant au vaste hôtel princier. On y avait disposé un atelier de peinture. Peu à peu le bien-être, la distraction d'esprit, atténuè- rent, puis firent disparaître l'affection de poitrine de la jeune attachée. Son teint se colora ; elle redevint char- mante. Quelques mois plus tard, dans une visite qu'elle me fit, en compagnie de M"*^ Doucet, je remarquai qu'elle écoutait d'une oreille complaisante les exclamations de cette brave fille sur cet heureux changement. Marianne plaçait en son amie sa vanité et sa gloire. Cependant, effarouchée à l'idée d'une rencontre avec la grande dame étrangère, souvent elle se refusait le bonheur d'une visite. La princesse venait fréquemment à l'atelier, non seulement pour choisir quelque dessin, mais surtout pour causer dans sa langue maternelle. La possession de cette langue allemande, une naissance aristocratique avaient singulièrement incliné la balance en faveur de l'orpheline. D'autre part, les épanchements, autrefois si complets, entre les deux amies, se trouvaient inter- rompus. Pour y suppléer, Marianne obtint que de longues lettres, sous forme de journal, tromperaient l'absence. Quoique se tenant fort à l'écart, certains échos du monde parvenaient jusqu'à la nouvelle attachée. Elle apprit ainsi qu'Alix de Portai, sous son nom de Mont- clar, était classée parmi les femmes à la mode, et que, nous rencontrant dans le monde, elle avait annoncé vou- loir changer en intimité les rapports nés entre elle et nous à l'époque des portraits chez M. Sanders. Nous éprou- vions, la comtesse et moi, quelque répugnance à entrer en relation avec une femme dont le mari nous inspirait une légitime aversion. Mais peut-on répondre par des grossièretés aux prévenances, lorsque les bonnes raisons à opposer ne se peuvent émettre? En dépit d'une réserve marquée, la visite eut lieu. 1847 £1^4848, 103 M'"^ de Montclar se présenta avec un visage épanoui. Sans doute une toilette réussie était le secret de ce rayonnement. J'ai remarqué que la mode pour les élé- gantes, comme la règle pour les dévotes, devient une source de scrupules : les unes poursuivent Tabsolution de TEglise, et les autres, avec le même zèle, l'approba- tion du monde. J'avais la clef de ces secrets féminins. Je débutai par un éloge vif et motivé de tout cet ensemble de chiffons; puis, peu à peu, notre dialogue prit la route du passé, le temps où l'on s'était connu à l'atelier Sanders. Alix annonça l'intention de consulter son ancien maître sur la miniature] qu'elle avait entreprise d'après son mari : « Vous ne sauriez croire, ajouta -t-elle, combien il est difficile de faire Maurice ressemblant : il a tant de physionomies ! A propos, vous vous souvenez sans doute de Dalila, M"^ de Rutières, cette personne originale et' malheureuse que notre professeur protégeait? J'ai fait, chère madame, une plaisante découverte à son sujet : M. de Montclar l'a connue, mais intimement connue, autrefois ! — Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondis-je d'un ton glacial. — Permettez : il y a d'étonnant que, dès lors, je devinai son passé. Vous ne vous souvenez donc pas que je la décrétai une victime de l'amour? Du reste, mon mari jure que jamais femme ne l'a aussi vivement impres- sionné. Il paraît qu'elle était ravissante! » Ainsi éclatait cette vanité rétrospective que beaucoup déjeunes femmes attachent aux succès de leur époux. « Si je vous comprends bien,répliquai-je irritée, Dalila avait donc plus de beauté que de discernement. La fatuité de monsieur votre époux le démontre. — Oh ! que vous avez raison, chère madame ! les hommes sont indignes, et je les déteste. » 104 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. En achevant ces mots, Alix se leva, regarda son visage dans la glace, lutta d'une main étroitement gantée contre les caprices d'une boucle de cheveux; puis, avec un charmant sourire, m'adressa un adieu plein d'avenir. Désirant laisser éteindre cette intimité fortuite, je fus longtemps sans rendre à M'''^ de Montclar sa visite ; mais, vivant dans le même monde, c'étaient de perpétuelles rencontres. Montclar, comme un papillon qu'attire la lumière, ne manquait pas de tourbillonner autour de la chatoyante beauté russe; cela se passait parfois dans le palais même qu'habitait celle dont, si artificieuse- ment, il avait brisé l'existence. La comtesse s'en souve- nait, et faisait le plus froid accueil aux fadeurs du bel officier, dont la suffisance était telle qu'il ne s'en aper- cevait pas ! C'était sa femme qui le remarquait pour lui, et qui querellait l'indifférence dédaigneuse de M"^^Kaler- gis. De mon côté j'observai que l'élégante Alix accueillait différemment la cour très marquée qui lui adressait l'ambassadeur comte de Rosheim. Flattée par la con- quête d'un personnage considérable, homme à bonnes fortunes et très à la mode, elle avait pour y réussir déployé une coquetterie habile ; mais bientôt le désir de plaire avait fait place au sentiment. D'autre part, avec le retour des forces, quelque intérêt aux choses du monde s'éveillait chez Dalila : les arts et la poésie en première ligne. Connaître des gens de mérite était chez elle une curiosité qui se laissait deviner. Avec franchise elle m'avoua que, si je l'invitais à mes petites réunions, elle ferait en sorte de n'y pas manquer. « La rencontre de M. de Musset à votre matinée, Marcillet, m'a donné le désir de le revoir. Je l'observais en pensant à sa célébrité et n'ai pu surprendre un instant sa pensée me faisant écho. Son regard est vraiment de flamme, et l'air boudeur auquel se prêtent des lèvres fortes et vives en couleur rend plus frappant le rire sou- 1847 ET 1848 105 dain qui éclaire son visage; puis, sa tournure aristocra- tique m'a frappée. — Eh bien! voilà, ma belle, un croquis qui, fait par une jeune beauté, plairait fort à notre poète; aussi je ne le lui répéterai pas. — Bah! reprit Dalila, il doit être singulièrement blasé sur la louange, l'admiration et l'enthousiasme à brûle- pourpoint. — Il se défend par la fuite , répondis-je, de ce qui s'adresse au poète; mais il est enchn à une sorte de fatuité enfantine pour les succès en prose, et là-dessus nous bataillons en riant. — Dernièrement, continua M"^ de Rutières, sur une table^ chez la princesse, j'ai ouvert une ancienne Revue où se trouvaient des vers su7' une morte, signés par lui, et qui m'ont singulièrement émue. Je soupçonne la morte d*être très vivante; ces strophes sont aussi belles que cruelles. C'est une vengeance, n'est-ce pas? — Une fantaisie de poète, répliquai-je. — Non, non, chère amie! C'est fait sur le vif, cela est senti et souffert! Le cœur du poète, reprit vivement Dahla, ressemble à la cassolette dont le parfum s'exhale quand on l'agite. Mais dans son courroux Alfred de Musset me paraît redoutable. — Ces vers me hantent depuis que je les ai lus, il me semble voir celle dont il dit : Elle priait, si deux beaux yeux, Tantôt s'attachant à la terre, Tantôt se levant vers les cieux, Peuvent s'appeler la prière. Elle aurait pleuré, si sa main. Sur son cœur froidement posée, Eût jamais, dans Targile humain, Senti la céleste rosée. lOG SOUVENIRS DE M"'^ G. JAUBERT. Elle aurait aimé, si l'orgueil, Pareil à la lampe inutile Qu'on allume près d'un cercueil, N'eût veillé sur son cœur stérile. Elle est morte et n'a point vécu. Elle faisait semblant de vivre; De sa main est tombé le livre Dans lequel elle n'a rien lu. (( Gomme je voudrais connaître la femme à qui s'adresse cette poésie ! s'écria Dalila. Ces derniers vers ne vous semblent-ils pas un renoncement absolu, un l)risement du cœur?... Comme ils sont tristes! » Disant cela, assise à mes pieds, elle posait sur mes genoux sa jolie tête; son regard devenait humide en songeant à la fm pleine d'amertume de cet épisode amoureux. Tout à coup, croyant rencontrer une nuance de mo- querie dans ma physionomie, elle se récria. « Si vous ne plaignez la morte, reprit-elle d'un ton cha- grin, du moins vous plaignez le poète? — Je le plains moins, ma belle, que d'autres qui, sans doute à sa place, eussent ressenti une souffrance moins intense. —Lui s*est vengé comme seul il le pouvait faire; ne sentez-vous pas ce que ce pouvoir de vengeance im- plique de volupté? Il a su créer une vengeance sans terme. Le temps n'est pas éloigné où le nom de la morte s'accolera aux vers ; les commentateurs abonderont, et lecteurs et lectrices deviendront ennemis de celle qui méconnut et fit souffrir celui qui parle à tant de cœurs et d'imaginations. » Après un assez long silence, je revins au motif qui m'avait amenée. « M"® Doucet célèbre avec transport le retour de votre santé, et votre princesse parle, comme d'une révélation, de votre voix dont elle est aussi fière, ma chère amie, 1847 ET 1848. 107 que si elle vous l'avait insufflée. Cette voix ne serait-elle pas un charmant prétexte pour nous réunir? M. de Musset vient de m'adresser sous ce titre, Rappelle-toi^ deux exem- plaires d'une romance dont Mozart lui a inspiré les paroles. L'une des feuilles, me dit-il, est pour la plus jolie marquise de France et de Navare, ma nièce; l'autre un en-cas dont je puis disposer. Sera-ce pour vous? cela me ferait grand plaisir. » Troublée par cette proposition, M"^ de Rutières répon- dit d'un ton tout à fait sérieux : « Non, pas encore, puisque vous vous intéressez à moi, à mes succès. L'émotion altérerait cette voix grave, que j*ai perdu l'habitude de diriger; laissez-moi un peu la travailler; permettez cette fois encore, mon indulgente amie, que je sois tout entière au plaisir d'écouter. — Je me soumets ! ce sera un prélude : je vais arran- ger une soirée pour cette semaine même; je compte y inviter votre princesse, qui m'a adressé d'aimable repro- ches, sur ce que je paraissais vouloir l'exclure de mes petites réunions, et, voyez le malheur! ce sont précisé- ment les intimités qui sont l'objet de ses préférences. Ah! ma chère enfant! rien de plus difficile à réaliser qu'un cercle restreint. D'abord il faut éviter de prendre un jour fixe, afin de laisser aux choses un caractère impromptu qui sert d'excuse aux oublis volontaires. » D'après ce principe, à trois jours de là ma soirée était préparée. Dalila y fit son entrée sous l'aile de la prin- cesse de Lichtenstein. J'avais réuni les éléments d'une excellente musique et, ce qui n'est pas moins précieux, un auditoire d'élite : c'est dire qu'il se composait sur- tout de peintres ; ceux-là seuls sont dignes d'être admis. Aux musiciens, il faut un rôle actif pour qu'ils y pren- nent intérêt ; aux politiques et aux amateurs de litté - rature, il faut une retraite, un salon à l'écart, où ils puissent parler. ^ 108 SOUVENIRS DE M"" G. JAUBERT. ce Nos peintres sont déjà arrivés, dis-je à l'illustre mélomane allemande, du geste lui indiquant un groupe de causeurs animés, où se distinguaient Delacroix, Meis- sonier, Chenavard, Lehmann, Auguste Barre, etc., et voici, ajoutai-je. l'aimable comtesse Kalergis, qui, près des artistes, a le mérite, lorsqu'elle se met au piano, d'oc- cuper à la fois les yeux et les oreilles. — M. de Musset viendra-t-il ? me demanda avec empressement, en entrant, ma jeune amie. — Je ne saurais l'affirmer. Voici sa réponse à mon invitation, fis-je, mettant le billet suivant entre les doigts de M"^ de Rutières ; Madame, Si un atome de moi vivait encore, il serait déjà allé vers vous, et à plus forte raison il irait demain soir. Merci cent fois de votre gentil souvenir, que vous m'envoyez frais comme une rose et brave eomme vous. Puisse ce papier vous trouver en préparatifs de coiffure, et, au risque d'avoir Tair d'une côtelette, mettez-moi en papillotte. J'ai l'honneur d'être, madame, sans aucun doute.... A. M. (prononcez Ah! hem!) » Dalila se prit à rire. « Me voilà aussi incertaine qu'avant votre marque de confiance, » dit-elle en me rendant le papier ; et au même instant, Musset entrait en compa- gnie du prince de Belgiojoso, et du jeune pair de France d'Alton-Shée. Tous trois avaient dîné ensemble et venaient chez moi terminer leur soirée. oc Quelle bonne chance, dis-je à Belgiojoso .nous allons de suite vous occuper. Là-bas, près du piano, voyez- vous M™^ de Vergennes ? — Oui, très bien ; elle est près de la duchesse d'Islrie, toujours bellùsïma ! 1847 ET 1848. 109 — Eh bien, mon cher prince, avec vous, M"'^ de Ver- gennes consentira à aborder du Bellini. Dites-nous un. duo du Pirate. Elle s'accompagnera, le préférant ainsi. >> Sans plus de cérémonie, tous deux prirent place au pupitre, et l'attention fut fixée; ce fut un enchantement. Pour la première fois, M""® de Lichtenstein entendait la comtesse de Vergennes. (( Quel organe, quel talent, quelle âme ! s'écriait-elle avec enthousiasme. Ma bonne amie, si cette merveilleuse cantatrice était au théâtre, tous les soirs j'irais l'entendre. Cette voix remue toutes mes affections ! » Le trio du Comte Ory eut aussi son succès : entre le ténor du prince et la voix vibrante et pénétrante de M. du Tillet, la voix pure et fraîche de ma jeune amie Esther de Renduel était bien encadrée. Alfred de Musset, toujours épris de nouveauté, goûtait fort ce talent dans sa fleur. D'Alton-Shée aussi aimait la musique, il en jouissait amoureusement et savait d'une façon piquante exprimer aux musiciens le plaisir qu'il ressentait. Berryer, présent, animait tout par ses bravos. Il trouvait alors l'occasion de pratiquer l'éloge, cette branche difficile et précieuse de l'éloquence privée. Le compliment donne la mesure du tact de celui qui le pratique. Berryer y excellait. J'interrompis la musique, non seulement avant que l'attention fût fatiguée, mais alors que mon auditoire semblait encore aff'amé d'entendre. — 11 y avait une cer taine habileté à ce temps d'arrêt. — Tandis que des groupes animés de causeurs se formaient, je présentai à M^'° de Rutières le comte d'Alton-Shée et Alfred de Musset; — ce dernier paraissait préoccupé, distrait. — Le jeune pair, auquel la beauté créole de Dalila était par- ticulièrement sympathique, lui fit vite sentir ce que son esprit vif, gai et bienveillant, apportait d'agrément dans 7 110 SOUVENIRS DE M""= C. JAUBERT. la conversation. L'absence de vanité d'un cœur généreux et fier se laissait vite deviner, et cet ensemble ne pouvait manquer de plaire à la charmante artiste. Leur causerie étant vivement animée, Musset s'éloigna ; je crus re- connaître que son regard me cherchait, je le joignis : « Qu'avez-vous donc ce soir, mon fieu? l'air agité, disposé à fuir? Enfm un air du vieux jeune temps... — Il y a, marraine, des moments dans la vie de ce monde où un homme change de caractère, bon gré mal gré, et, lorsqu'il a l'avantage en outre d'être naturelle- ment grognon, il peut le devenir encore plus. — D'accord ; mais ne mettez pas d'amour-propre à m'en donner la preuve. Au contraire, soyez du petit souper que nous allons exécuter à huis clos. M'"^ Kalergis, que je viens d'engager à demeurer en arrière, vous réclame. De votre présence, elle fait une condition. — Oh ! c'est un peu fort! » fit Musset en jetant la tête en arrière. Je connus ainsi tout de suite que là précisément était le casus ôe//?' qui l'assombrissait ; puis, le voyant froncer le sourcil, je me pris à rire. « Quel nœud vous vous faites là ! comme disait cette pauvre chère âme de sœur Marcelline qui vous soignait pendant votre fluxion de poitrine. » A l'éveil de ce souvenir, un sourire attendri changea la physionomie et le courant des idées du poète. Non, il n'est pas de ciel orageux, panaché, éclairé par un soleil de mars, dont la mobilité puisse être comparée à celle de son humeur. Éviter le nuage pouvait être difficile, le dissiper ne demandait qu'une caresse de l'esprit. J'aurais désiré garder à souper M"^ de Rutières; mais la dédoubler ce soir-là de la princesse était chose impos- sible à tenter. Comme elle vit M. de Musset circuler, elle crut qu'il partait et s'écria avec vivacité : « J'ai encore manqué l'occasion ! n 1847 ET 1848. 111 Surpris. d'Alton-Shée, qui causait avec elle, oflPrit de le rappeler. a Non, non ! mais voilà deux fois que je le rencontre sans pouvoir lui parler. » En riant le jeune pair demanda : « Confiez-moi le mes- sage ; je jure sur vos beaux yeux de le transmettre fidè- lement. — Sans prétendre vous confier un message, répliqua M"^ de Rutières, je ne vous ferai pas mystère de l'objet de ma curiosité. Il y a peu de jours j'ai rencontré dans une ancienne Revue des vers d'Alfred de Musset sous ce titre : A une morte. Or, par la vivacité de l'attaque, je suppose que la morte est vivante. Je voudrais toutefois m'en éclaircir, et, soit en louant la beauté des vers, soit en blâmant cette cruelle vengeance, peut-être aurais-je obtenu quelques paroles qui m'eussent été une révé- lation. » J'avais entendu ce bout de causerie ; je m'y mêlai en donnant à Dalila le conseil de profiter du bon vouloir de d'Alton-Shée. (( Pour vous plaire, dit ce dernier, je vous en dirai i>lus peut-être que vous n'obtiendriez du poète lui-même. J'ai assisté quelquefois au choc de ces deux amours, d'où jaillissait la vanité. Si, en affaires de cœur comme en affaires d'honneur, on donne tort à celui',des deux qui provoque, la bellissima morta était la vraie coupable. Et comment pouvait-il en être autrement? Fidéal de la beauté était d'inspirer une passion] glorieuse, en faisant le malheur du poète dont les larmes l'eussent immorta- lisée ; et lui ne consentait à fléchir le genou que pour rendre grâce d'une faveur ! J'ajouterai que la leçon don- née en vers a été vivement ressentie, mais que cette beauté n'en a pas moins continué à manger des cœurs. » Sa curiosité vivement éveillée, Dalila ne voulait point abandonner le sujet, mais je^lui dis à l'oreille : 112 SOUVENIRS DE M"" C. JAUTÎERT. « La princesse sonne le tocsin du départ ; hâtez-vous, ma belle. » Nous la joignîmes, et le bonsoir fut plein de cordialité. En rentrant dans le salon, je fus saisie au passage par le comte d'Alton-Shée, qui me dit avec vivacité: « Elle est charmante ; la reverrai-je? — Étant du même monde, habitant la même ville, ne se retrouve-t-on pas toujours ? fis-je en lui prenant le bras. La princesse m'a ce soir touché quelques mots d'un projet de bal déguisé ; vous y pourrez briller, l'animer, et revoir l'intéressante jeune fille. — Vous me parlez de ces choses ! oubliez-vous donc, madame, que désormais je suis un homme politique ? — Le ciel s'assombrit, dit-il devenant sérieux. Que ren- ferme le nuage? Malgré son air placide et convaincu, ne croyez pas que M. Guizot le sache. On voudrait savoir à l'abri sa mère M™^ Guizot, femme d'un grand mérite, et ses deux charmantes petites filles... — Et nous tous, mon cher ami, nous tous et nous toutes ! Mais, je vous prie, allez dire à notre jolie Esther de Renduel le succès qu'elle a eu dans son trio. — Non, madame. En ce moment même, le comte Ory lui parle d'une façon très animée. C'est mon ami, je ne veux pas interrompre le dialogue; mais je sais quelqu'un à qui je me ferai un plaisir de dire : « Les absents ont tort. » — Vous avez raison. Pourquoi donc le major Frazer n'a-t-il pas paru ? — Instinct, madame ! il a pressenti la musique. — Je crois vraiment, continuai-je, que, dans cette façon de haïr Tharmonie, il y a quelque dessein de cri- tique contre ceux qui feignent de l'adorer et ne s'en soucient guère ; il y a lutte d'affectation. — Tant pis, dit d'Alton-Shée, pour ceux qui se privent d'un plaisir, et tant pis pour ceux qui s'imposent une 1847 ET 1848. 113 Corvée I Encore sous le charme de votre soirée, madame, je vais en parler avec la comtesse de Vergennes, qui y a largement contribué et avec laquelle je suis sûr de m'a- muser jusqu'au moment où elle enveloppera de fourrures son précieux gosier. » Peu à peu le monde s'écoulait. Le petit nombre d'élus admis au souper... furent la marquise Conrad de L. G., la comtesse K..., Belgiojoso, Alfred de Musset, Berryer, Frazer, d'Alton-Shée. « Il s'agit d'un souper sérieux, vous entendez, mes- sieurs, dis-je; M. Berryer ne nous est demeuré qu'à la condition de se retirer de bonne heure. Demain il faut qu'il plaide et gagne un gros procès. M. de Musset s'est annoncé demi-grognon, avec permission, si le cœur lui en dit, de le devenir tout à fait. Voici M. le major, triste assurément, puisque je le boude d'être arrivé ce soir quand tout le monde partait. — Bien à temps, madame, répliqua-t-il, ayant l'hon- neur d'être placé près de vous à souper. — C'est bon, c'est bon, monsieur, j'ai transmis mes pouvoirs à une jolie personne qui saura assaisonner mes reproches. — Monsieur le major, puisque je vous tiens, s'écria Berryer. s'asseyant à côté de lui, veuillez me dire quel degré de parenté existe entre vous et le Frazer dont parle Jacquemont dans sa correspondance du Voyage aux Indes, car j'explique par une parenté avec vous l'enthou- siasme prodigieux que ressentait Etienne Becquet pour cet ouvrage, dont, tout en se plaignant de sa mémoire, il pouvait réciter des pages entières. — Je ne pourrais avec précision satisfaire cette curio- sité, répondit Frazer. Nous autres Écossais, portant le même nom et faisant partie du même clan, nous préten- dons avec conviction à la parenté. — Il me semble, avança la comtesse Kalergis, que l'on 114 SOUVENIRS DE M""" C. JAUBERT. ne devrait déterminer les degrés de la parenté que par une analogie de facultés et de goûts. Pour se faire tout de suite comprendre, on dit : Un esprit de la même famille que Voltaire ou Montaigne ; ne serait-ce pas charmant de jouir de son vivant d'un droit de parenté semblable? — Comment obtenu ? demandai-je. — Mais, "répliqua la belle personne que rien n'embar- rassait, par un vote! — Voilà, s'écria Musset, une utopie que je condamne à mort ! Comment, comtesse, vous ne reconnaissez pas que, pour tout talent, pour tout esprit original, ce pro- cédé d'assimilation à tort et à travers est mortel? Ne nous jette-t-on pas sans cesse, comme de lourds pavés sur la tête, les noms de prédécesseurs illustres, grecs, latins, allemands, anglais, français?... Tout est bon à ce jeu meurtrier ! — A l'égard de Jacquemont, je suis à l'abri, dit en plai- santant Berryer. Je défie de me trouver avec lui un autre rapprochement que le goût de la musique et le culte de la Pasta.Dureste, commeielisle Journal des Débats^ ce diable de Becquet, avec ses enthousiasmes, est encore cause que, lors de ma dernière tournée électorale, j'ai mis dans ma voiture les lettres de Diderot à M"^ Volant. J'y ai ren- contré quelques bonnes anecdoctes trop connues aujour- d'hui; mais je ne lui pardonne pas ses façons d'aimer. Qu'est-ce que cette exclamation à propos de la prome- nade solitaire à Langres ? « Ah ! mon amie, écrit-il à la demoiselle, qu'on serait bien trois sur ce banc ! » — Cela me rappelle trop l'apostrophe d'un galant monsieur qui s'écriait avec passion, sur les coussins moelleux d'un silen- cieux boudoir: «Ah! si je vous tenais dans un bos- quet!... » — Je suis éminemment spirituahste, mais pour- tant... — Je vous trouve sans indulgence, mon cher Berryer, pour les infortunés auxquels la présence d'esprit fait 1847 ET 1848. 115 défaut; ils m'intéressent au contraire. Je plains sympa- thiquenient ces malheureux, continua d'Alton'Shée ; leur conduite est l'effet d'une imagination fantaisiste. Ce bou- doir sombre a pu provoquer des pensées funèbres, le souvenir d'un De pro fondis glacial, que sais-je? tandis que le parfum des fleurs, le chant des oiseaux auraient rendu aux désirs toute leur animation. N'est-ce pas, mon cher Musset, que, si parfois l'imagination vous est un puissant auxiliaire, d'autres fois elle vous devient un redoutable ennemi? — Ah! mon cher, comme sur un tel sujet je pourrais enrichir votre album d'historiettes lamentables, qui vous feraient beaucoup rire î De cette imagination je deviens parfois l'humble et obéissant serviteur. Aussi je n'ai jamais pu résoudre le problème que pose Pascal : — vous vous souvenez? — Quel est le plus heureux, du roi ou du mendiant, qui, tour à tour, rêvent chaque nuit le sort l'un de l'autre? — Je n'eusse pas hésité dans le choix, fis-je, prenant vivement la parole. Je me serais décidée pour ce qui, en réalité, me plaisait, m'assurant ainsi, du moins, un réveil agréable. — Un réveil agréable! s'écrie Musset; voilà, madame, une raison déterminante. Suis-je chagrin? Je ne veux plus m'endormir; j'appréhende trop le cruel réveil. Le meilleur remède que parfois j'ai trouvé à cet état de choses est d'exécuter une longue course à cheval. Je vous assure que le célèbre poète Horace, lorsqu'il a dit que le chagrin monte en croupe derrière le cavalier, a dit une bêtise pommée. Le chagrin tombe de cheval à chaque temps de galop. — A la condition, ajouta la marquise Conrad en riant, que le cavalier demeurera solidement cramponné au cheval. D'Alton, racontez donc, je vous en prie, votre promenade dernière dans les bois de Montmorency. 116 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. — Volontiers. Alfred en était; il me redressera si j'amplifie. En tête de la bande joyeuse était Alfred Tatet, qui nous recevait à Bury. Nous partîmes au galop de nos petits chevaux pour parcourir la forêt de Montmo- rency. C'était à qui passerait le premier, menant la caval- cade; tout à coup le cheval de Roger de ... s'abat, et le beau garçon roule dans la poussière. En ce genre de parties, tout au plaisir, on n'est pas tendre pour ceux qui tombent et peuvent devenir un embarras. Cepen- dant, voyant un groupe stationnaire, j'y vais voir : c'était Roger, assis à terre, le visage voilé par son mouchoir, et répétant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! mon nez est dépouillé, je suis défiguré! — Mais ce n'est rien, criait Tatet, rien du tout! — Oh! ce n'est pas pour moi, répliqua Roger d'une voix larmoyante; je songe à ma pauvre mère qui ne s'en consolera jamais! » Ma foi, ce culte du visage a fait évanouir toute sympathie parmi les compagnons; et quand, au repas du soir, Roger parut avec sa balafre et ses taffetas d'Angleterre sur le nez, il provoqua un rire homérique. — Eh bien! reprit la marquise, j'avouerai franchement que je me sens quelque sympathie pour le pauvre garçon menacé dans son nez grec. On prend l'habitude de la ligne droite, je vous assure, et, pour ma part, la moindre sinuosité qui surviendrait dans mon profil me serait un vrai chagrin. — Et nous, marquise, nous ne nous en consolerions jamais! absolument comme la pauvre mère de Roger, s*écria le prince. — Celui dont nous parlons est un drôle de garçon, reprit Frazer : un mélange de bon enfant et de fatuité, de prétentions et de simplicité. Je l'ai vu soumis à une épreuve singulière : un soir, à un souper auquel j'assis- tais, ilnous dit avec un véritable talent des vers inconnus ; ils étaient beaux et furent acclamés j les convives pré- 1847 ET 1848 117 I sents parurent ne pas mettre en doute qu'il en fût l'auteur. J'admirai l'héroïsme avec lequel sa modestie accepta Péloge et la méprise, tenant toutefois les yeux baissés. Seul je connaissais le poète, fit Frazeren saluant plaisamment Alfred de Musset, son vis-à-vis à table. — Mais quelle mémoire ! exclama ce dernier, c'est très flatteur. Il me les avait entendu dire une seule fois; je ne lui en veux pas le moins du monde de l'adoption ; cependant, si j'avais été témoin d'un fait semblable, je douterais de moi-même plutôt que de l'ami. — Soyons indulgents, dit en riant M""^ Kalergis, pour ceux qui ont pris du Champagne frappé pour un vin du cru. — J'ai vu un public féminin mieux avisé, racontai-je à mon tour, alors qu'un jour de cet été, aux bains de rivière, une employée vint demander si M"® de Musset était parmi les baigneuses. Aussitôt, de toutes les parties de l'école, partit avec ensemble le chant de l'Andalouse : AveZ'Vous vu dans Barcelone... La tête hors de l'eau, en sirènes, les nageuses lançaient leur note. Voilà qui vous eût amusé^ monsieur de Musset. — Surtout, madame, si j'eusse été admis parmi les baigneuses. — Comme cette Andalouse fait vibrer dans mon sou- venir, dit le prince, de jolies fins de souper! Il faudra, mes amis, nous entendre, aux jours chauds de l'année qui vient, pour faire irruption aux bains de rivière Ouar- nier, puis exécuter l'enlèvement des Sabines! — Si le méfait s'exécute, je demande, réclama Berryer, que ce soit animé par le boléro qu'Alfred a improvisé à Augerville, et que nous avons tant répété que l'écho le dit encore. — Hélas! exclama la belle Russe, je n'y étais pas] Prince, je vous en prie, chantez-le pour moi. — Je ne saurais rien refuser à une beauté aussi blanche, aussi rose et aussi blonde !» 7. 118 SOUVENIRS DE M""" C. JAUBERT. Un sourire malicieux de ma part accueillit cette décla- ration, qui s'appliquait également à la comtesse de P***, dont les relations intimes avec le prince, après esclandre, n'étaient plus même le secret de la comédie. (( Allons, Emilio, chante! nous reprendrons en chœur, ajouta d'Alton. L'auteur seul est capable d'avoir oublié sa Pépita ! » Au même instant, se plaçant au piano entre la beauté blonde, venue du Nord, et la marquise, beauté brune et orientale, Belgiojoso, par un accord sonore, entama le boléro. Quand résonne ta castagnette, La plus leste et la plus coquette, C'est Pépa, ma Pépita, Mon beau lutin Qui rit soir et matin. Ah!... j'aime, j'aime... Ah ! ah!... j'aime cette enfant-là. Lorsqu'elle danse le dimanche, L'œil au vent, le poing sur la hanche. Ah ! Pépa, ma Pépita, Tes beaux yeux bleus, Comme ils sont amoureux ! Ah!... j'aime... j'aime... Ah! ah! j'aime cette enfant-là. Si jamais Pépa m'oublie. Si ma fleur, ma fleur chérie. Tombe brisée ou flétrie. Toi mon âme, et ma joie et ma vie. Tu pourras me trahir. Et moi mourir!... Mais quelle folie! 0 ma maîtresse! Tes yeux pleins d'ivresse. Le Seigneur les a faits Aussi purs qu'ils sont beaux, aussi doux qu'ils sont vrais. Allons, ma belle. Cœur brave et fidèle, Le soleil est dans les eieux. Viens danser, viens chanter, et nous mourrons joyeux. 1847 ET 1848. 119 Après cette boutade chantée, nous étions animés et gais. « Mon cher Alfred, dit Berryer , quel cachet de jeu- nesse scelle toutes vos œuvres ! C'est un don précieux et unique. Le charme que j'en ressens nie flatte singu- lièrement; je suis au moment de m'écrier : « Nous autres jeunes gens... » — Voilà une parole, répliqua Musset, qui dissipe les nuages qui m'encombraient le cerveau ce soir. — Et je soutiens, moi, qu'un homme ne doit savoir l'âge de personne, dit la marquise, pas même le sien. — Vous avez raison, madame, appuya Frazer, et M. Berryer moins qu'un autre. Tandis que nous vieillis- sons sans compensation, pour lui, chaque jour, de nom- breux et glorieux succès... — Ah! mon cher major, interrompit l'orateur, je vous arrête là! Je vous répéterai ce que j'ai entendu de la bouche même du vicomte de Chateaubriand : « La gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme, ils la parent et ne peuvent l'embellir. » N'est-ce pas bien dit, senti et ressenti? — Je ne puis souffrir M. de Chateaubriand, s'écria la comtesse Monsieur Berryer, pardonnez-le-moi; mais, voyez, cette citation même, quoique excellente, ne vient- elle pas jeter une note triste dans notre gaieté? Cet homme! quel cercueil ambulant! C'est vraiment le jour où j'ai été admise dans le cénacle de l'Abbaye que j'ai éprouvé une cruelle déception. En venant à Paris, je ressentais une sorte d'ivresse à l'idée de pénétrer dans ce cénacle illustre. Toute jeune, un bel officier teinté de poésie me compara à Cymodocée. Je n'eus de cesse que lorsque je tins en main le livre des Martyrs, afin d'étu- dier cette chrétienne à la blonde chevelure enfantée par l'illustre écrivain. Sur cette base littéraire, je professais une profonde admiration pour l'auteur, et ce culte de 120 SOUVENIRS DE M-"» G. JAUBERT. ma pensée était un texte de plaisanteries que ne m'épar- gnait pas mon oncle, le comte de Nesselrode, près de qui j'étais alors à Saint-Pétersbourg. Arriva enfin le jour, souhaité entre tous, de mon initiation à cette sacristie d'Académie. Je pénétrai à l'Abbaye-aux-Bois! Dois-je avouer ici ma première impression? Je crus entrevoir une collection de figures de cire, branlant uniformément la tête en signe d'assentiment. Non, jamais, continua la comtesse, l'imagination ne reçut une plus dure leçon. Ne pouvant m'en consoler, je n'y suis pas retournée. — Vous ne justifiez que trop, madame,- répliqua M. Berryer^ le dire de La Fontaine sur les jugements portés par la jeunesse : « Cet âge est sans pitié. » Cepen- dant j'ose affirmer que, vu non plus dans la crypte de l'Abbaye-aux-Bois, mais isolé, cherchant à vous plaire, ce qu'il ne manquerait pas de faire, étant homme de goût, ce même personnage vous surprendrait par l'ani- mation, le charme qu'il peut encore répandre dans une causerie. -^ Charme que nous ne possédons pas, reprocha d'un ton boudeur la belle Russe à Berryer, qui semblait se disposer à lever la séance. — Hélas ! hélas î dit-il, il le faut. En grâce ne me retenez pas : je céderais ! — Oh! je m'y oppose! m'écriai-je. Séparons-nous. Begrettez-nous, mon cher ami. J'ai la religion du lende- main, je le veux sans remords! » Le bruit de sièges qu'on repousse se fit entendre avec ensemble. On se partagea pelisses et manteaux. Les voi- tures avancèrent; et « au revoir! » fut dit par tous éner- giquement. Dans une de ces réunions où s'agitent les oisifs mon- dains, peu de temps après notre soirée, se répandit le bruit que M'"^ de Lichtenstein désirait produire dans son cercle une eune fille bien née et d'une grande beauté, 1847 ET 1848. 121 faisant partie de sa maison. Le major Frazer me transmit la nouvelle, en me demandant s'il ne s'agissait pas de la belle personne qu'il avait rencontrée chez moi le jour de la séance du sieur Marcillet. Alarmée par la possibilité d'une rencontre entre M. de Montclar et sa victime, je me hâtai de joindre cette dernière, pour en causer avec elle. Je trouvai ma jeune amie dans son cabinet de peinture. Là, debout devant une fenêtre, elle demeurait plongée dans une sombre rêverie. Ce fut seulement en s'entendant nommer que Dalila tourna la tête. « Qu'avez-vous , chère enfant? m'écriai-je, un grand chagrin? L'expression de votre visage le révèle. — Si vous le prenez ainsi, répartit mélancoliquement M"® de Rutières, je n'oserai plus me confesser, car, je vous le dis à l'avance, l'effet est hors de proportion avec la cause. Au moment où vous êtes entrée, je me reportais, en regardant ces allées jonchées de feuilles mortes, en écoutant siffler le vent d'hiver, à l'époque où j'ai souffert du froid et de la pauvreté ; je regrettais ce temps ! — Allons, fis-je en l'embrassant, j'entrevois que, dans cette disposition, vous goûterez facilement mes avis. La princesse insiste, je le sais, pour que vous preniez part à son bal costumé. Sur ce point, ma chérie, mon senti- ment est que vous ne cédiez pas à son désir. — Comment ! s'écria la jeune artiste, devenant très rouge et se redressant avec fierté; le monde est ainsi fait que je serais exposée à quelque humiliation? On me laisserait sentir que la position que j'occupe près de la princesse me rend déplacée dans cette fête? Vous le crai- gnez, je le vois! » Et des larmes d'indignation jaillirent de ses yeux. « Dalila ! voici la première fois que nous ne nous com- prenons pas,répliquai-je chagrinée ; ne devinez-vous donc point qu'à cette fête je redoute la présence de Montclar? 122 SOUVENIRS DE M""= C. JAUBERT. • — Pardon, pardon, bien chère! Sous l'impression fâcheuse de ce qui s'est passé hier, je ne sais plus ce que je dis. Le trait qui m'a blessée se rattache précisément au bal dont vous vous effrayez. « Nous avions pris rendez-vous pour répéter des danses devant la princesse. M'"^^ de Belzunce seule se faisait attendre; chacun s'impatientait, et la princesse plus que les autres. « Tant pis pour les beautés inexactes, décidâ- t-elle enfin, on saura se passer d'elles. » Et, d'un petit signe de la main, elle m'invita à prendre la place vacante. « Mais, reprit l'orgueilleuse lady Glendover, me regar- dant avec insolence, je ne vois pas ici une quatrième femme qui puisse figurer avec nous dans la mazurka. » (( Gomme elle achevait cette phrase, un jeune Allemand, Charles de Rosheim, fils de l'ambassadeur que vous connaissez bien, dégagea le bras dont lady Glendover s'était déjà emparée, et, après lui avoir adressé un pro- fond salut, vint à moi, me priant de daigner l'accepter pour cavalier. «Vous choisissez une excellente danseuse, lui dit M'"® de Lichtenstein, » toisant la vaniteuse lady d'un œil irrité. « Là se borna l'expression de son déplaisir. Il y a des personnages, vous le savez, qu'il faut ménager et d'autres qu'il faut savoir sacrifier. Oh ! mon amie, que cette vie mondaine est sotte et misérable! Après cette scène, placée en face de l'Anglaise, cruellement off'ensée par l'abandon du jeune de Rosheim, je dansai ; et toutes deux, quoique remplies de trouble et de fiel, nous nous appli- quâmes à ondoyer avec grâce, en frappant le sol alterna- tivement de la pointe du pied et du talon. C'est pitoyable ! Quel cœur ne s'atrophierait, soumis à ce régime de compression! Si le baron Charles a cédé à un généreux élan, il faut l'attribuer à sa grande jeunesse; plus tard il saura triompher de ses entraînements. « Quand on a l'âme fière, il faut, je le reconnais, éviter 1847 ET 1848. 123 le contact de cette société aristocratique, où comptent seuls le rang et la richesse. Maintenant je regrette ma vie obscure^ mais libre ; aucune privation a-t-elle jamais eu pour moi l'amertume qu'un sot procédé m'a fait éprouver hier? Il l'a deviné, lui, il l'a senti, quand il m'a tendu la main. Je parle de M. de Rosheim, » reprit Dalila rougissant. Je m'évertuai à panser cette âme blessée, et je réussis à en atténuer la disposition misanthropique qu'avait éveillée l'insulte, amalgamant de mon mieux la plaisan- terie avec le raisonnement. « Il saute aux yeux, ma belle, expliquai-je, que le jeune homme, à l'heure présente, est frappé d'un amour coup de foudre, comme il convient de le ressentir à un jeune premier, né au pays où croissent les Werther. Raisonnons, voulez-vous? Cet hommage rendu à votre beauté doit-il vous faire prendre le monde en aversion? Bien au contraire, me semble-t-il... » En cet endroit ma morale fut interrompue par un message. Que voulait la maîtresse à sa protégée ? La presser, d'une façon qui ne souffrait guère un refus, de remplacer définitivement M"*^ de Belzunce dans le qua- drille polonais. Piquée au vif qu'on eût répété sans l'at- tendre, l'élégante étourdie avait adressé à la princesse une véritable démission, à peine voilée d'une méchante excuse. « J'en suis charmée, grommelait la grande dame cour- roucée; puis, s'adressant à M"^ de Rutières : Vous ferez cent fois mieux qu'elle dans la mazurka. Je l'ai jugé ainsi hier. Vous aurez au bal un costume blanc, noir et or; des boutons en pierreries rattacheront les brandebourgs. Je pillerai mon écrin pour vous orner, vous serez déli- cieuse 1 L'anguleuse Glendover suffoquera de colère en vous ayant comme vis-à-vis; nous lui enlèverons son danseur de même qu'à la répétition ! Son partner sera le m SOUVENIRS DE M™* C. JAUBERT. Polonais délaissé par cette petite folle de Belzunce. A son tour celle-ci crèvera de dépit, en voyant sa place si bien remplie ; soyez très belle, entendez-vous, mon cœur? Ce sera ma vengeance. » Ce dernier mot avait produit un certain effet sur l'es- prit de celle qui l'entendait. Quand elle revint me trouver, je constatai qu'en racontant ce qui venait de se passer, elle renonçait insensiblement à ses projets de retraite. Oubliant ce que, peu d'instants avant, elle quali- fiait de fausse position dans le monde, à cette heure, au contraire, elle appuyait sur sa naissance, qui l'y plaçait convenablement, pensait-elle. « Quant à Montclar, ne vaut-il pas mieux, mon amie, me demanda-t-elle, braver une fois pour toutes ce danger d'une rencontre, qui peut après tout n'être que chimé- rique? » Dalila céda au désir de la princesse : je le pressentais, et sa protectrice lui en sut autant de gré que si elle eût exposé sa vie à son service. J'eus aussi l'occasion de constater les proportions exagérées que prend la fantaisie chez les gens gâtés par la fortune ; rarement apportent- ils justesse ou justice dans leurs crises d'affection. Ce fut dans un état fiévreux que l'orpheline assista aux préparatifs du bal, mécontente d'elle-même, évitant en ce moment M'»^ Kalergis et moi. La douce Marianne, étrangère aux agitations du monde, lui convenait mieux dans la disposition présente. Ellela manda pour soutenir son courage; et, l'heure du bal arrivée, l'admiration naïve que sa toilette excita chez cette modeste personne rendit quelque confiance à notre débutante. En pénétrant dans le boudoir, elle parut un peu confuse de me trouver installée près de la princesse. Celle-ci, connaissant le tendre intérêt que je prenais aux succès de Dalila, m'avait, avec une extrême bonne grâce, invitée à venir donner un dernier coup d'œil au costume de l'amie dont 1847 ET 1848. 125 la beauté m'intéressait. La princesse était encore dans son particulier. Avant de produire sa danseuse, elle lui fit subir un examen minutieux, mettant au succès de sa favorite un intérêt passionné. Dalila était tout à coup devenue sa chose, son œuvre ! Après avoir redressé l'aigrette du bonnet polonais et l'avoir fixée par une riche agrafe d'émeraudes, Dalila fut proclamée belle à ravir; puis, la prenant par la main : « Venez, ma chère, fit-elle; mon ami le comte de Rosheim m'attend dans mon cabinet. C'est un homme de goût, je veux son approbation. Et vous, madame, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne nous quittez pas : je tiens à ce que vous jugiez de l'impression géné- rale. » En entrant dans la pièce réservée : « Voici, dit-elle à l'ambassadeur, la danseuse que nous destinions à votre cher fils. Ne trouvez-vous pas ce garçon mal loti et fort à plaindre? » Un peu embarrassée, au premier moment, des pro- cédés enthousiastes dont elle était l'objet, Dalila ne put cependant retenir un sourire , me faisant d'un signe remarquer l'air surpris dont l'ambassadeur la regardait ; il croyait rêver. Etait-ce bien là cette personne qu'il avait plusieurs fois rencontrée chez M'"^ de Lichtenstein sans jamais la remarquer? Quelle beauté singulière, attrayante, tout à coup se révélait sous ce costume! Il était de ceux qui ne comprennent la rose que dans un vase du Japon. La sensation qu'à cette fête produisit V inconnue ^ -^ l'on désignait ainsi M"^ de Rutières, — fut très vive : la nou- veauté, aux yeux de gens blasés, ajoute beaucoup de saveur à un mérite réel. Saisie d'un amour-propre de propriétaire à l'égard de sa jeune attachée, la princesse était flattée de sentir son engouement partagé. « C'est une fille incomparable, disait-elle, s'exaltant 120 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. en parlant à l'oreille de l'ambassadeur. — M"^ de Ra- tières descend de l'une des meilleures familles de TAnjou, et à la naissance s'ajoutent l'originalité et les talents d'une artiste. Mon cher comte, elle parle l'allemand comme vous et moi I » J'entendais cette confidence enthousiaste, et m'en réjouissais pour l'orpheline. Enfin le bal s'ouvrit , la maîtresse de céans dispersa ses compliments de bienvenue parmi les nombreux arrivés qui s'empressèrent autour d'elle. L'orchestre fit entendre un quadrille-mazurka. Charles de Rosheim, partner de V inconnue, vint réclamer sa dan- seuse et nous l'enlever. Comment le danseur s'acquitterait-il de son rôle? Je m'arrêtai à regarder, comme beaucoup de masques le faisaient. Il y mettait de la grâce et de Fenjouement. Entre les brandebourgs du corsage collant et fermé de la belle danseuse était placé un camélia rouge ; une feuille de la fleur se détacha, et je vis le jeune de Rosheim se baisser, la ramasser d'un geste rapide, et la poser entre ses lèvres, puis, enlaçant cette taille souple d'un bras nerveux, le couple charmant exécuta avec verve le solo qui lui appartenait dans cette danse de caractère. La figure terminée, un flot de monde retint un instant la danseuse sur place. Dalila m'aperçut : a C'est sans doute, me demanda-t-elle, quelque beauté à la mode qui fait son entrée ? — Ne reconnaissez-vous pas, répondis-je, la belle Kalergis, dont la haute taille domine les autres masques? — Et quel est le garde - française qui protège sa marche? — C'est Paul de Molènes, ma belle, celui dont le talent comme écrivain vous a frappée. — Ah ! tant mieux. Je trouve que connaître un auteur, ne fût-ce que de vue, ajoute beaucoup à l'intérêt des 1847 ET 1848. 127 lectures, surtout lorsqu'on croit y deviner une person- nalité intéressante. » Ici la foule nous sépara, tandis que s'approchait la déesse de la Nuit, costume adopté par la comtesse Kalergis : des voiles sombres et vaporeux, semés d'étoiles brillantes, étaient retenus en arrière de la tête par une étroite couronne en diamants. Les gens qui critiquent tout reprochèrent à la déesse l'éclat de sa carnation et cette chevelure dorée, rappelant trop celle de l'aurore. Croit-on que la Nuit prit en mauvaise part ces reproches? Elle me conta avec bonheur, le lendemain du bal, son immense succès de beauté. Quand elle avait, sous un costume polonais, reconnu Dalila, elle n'avait pu retenir un cri de surprise. Je lui dis tout d'abord : « Vous n'avez pu, ma chère, résister à la tentation du costume. Je vous prends enfin en flagrant délit de co- quetterie ; mon amour-propre s'en réjouit, et je ne vous en estime pas moins. » Mon ton de plaisanterie dissipa quelque embarras, que d'abord j'avais remarqué. Je la quittai un instant pour aller saluer la princesse. Celle-ci, tout de suite, me parla de sa protégée, de son succès flatteur. Le comte de Rosheim, présent, ne manqua pas de renchérir sur l'éloge, ajoutant que son fils se trouvait faire un brillant début dans le monde parisien, grâce à la beauté singulière de sa partner dans le quadrille polonais. « Votre fils! m'écriai-je, pour y croire il faudrait le connaître ; mais quel luxe de costumes ! que de monde ! » Du regard je parcourais les groupes, y cherchant notre ci-devant Alix de Portai. Tout en songeant à Dalila, je m'adressai directement au comte de Rosheim : « On assure que M™^ de Montclar a fait exécuter un dégui- sement enchanteur, dis-je; Votre Excellence peut-elle me dire dans quel salon je la trouverai? — Chez elle. 128 SOUVENIRS DE M-"*^ C. JAUBERT. madame, aux prises avec une angine, » fut la brève ré- ponse du diplomate. Je m'enquis alors de Montclar, et, d'un ton moqueur, la princesse répondit : « Croyez-vous donc, madame, que le capitaine viendrait au bal sans sa femme? » « Ils n'y sont pas, Dieu soit loue, pensai-je. Que la pauvre enfant s'amuse et jouisse toute une soirée du bonheur d'être trouvée belle, entre nous, le plus réel, je crois, en ce monde ! » Je remarquai, non sans malice, que la comtesse accompagna d'un soupir philosophique cette réflexion. « Eh bien, ma chère, continua-t-elle, ce plaisir d'une soirée a été cruellement troublé. D'abord Dalila voulait vous cacher cet ennui. Puis, en nous séparant, elle m'a priée de vous communiquer tout ce qui est venu justifier ses craintes, regrettant amèrement de ne pas avoir suivi vos avis. Vous vous êtes, chère amie, retirée de très bonne heure ? — En effet, j'étais emmigrainée. — Donc, apprenez ce qui a suivi. Vers minuit, reprit vivement M'"^ de Kalergis, la fête fut ranimée par l'entrée d'une bande de masques précédés d'une musique dite infernale. C'étaient des diables et des sorciers, dont les visages se cachaient sous des loups en velours ; un de ces personnages se dirigea vers nous et s'empara de ma main avec l'intention évidente de me dire ma bonne aventure, mais, apercevant notre Polonaise, il demeura frappé de stupeur. « Eh quoi, devin, vous restez muet ? » dis-je en le raillant. « D'une voix factice, le masque prononça quelques mots inintelligibles. «Vous êtes obscur, répliquai-je, vous me volez mon rôle ; permettez à la déesse de la Nuit de vous conseiller un costume plus en harmonie avec vos facultés. — Madame, votre éclat m'éblouit, me fait perdre l'esprit, » futla risposte. 1847 ET 1848. 129 « Puis, cessant de déguiser sa voix : a Si vous pouvez décider votre belle amie à me confier sa main, continua-t-il, elle ne mettra pas en doute mon habileté. Je m'engage à lui rappeler le passé et à lui prédire l'avenir. — Non, non! m'écriai-je, m'emparant du bras de Dalila, je ne le souffrirai pas ! » « Ce geste impérieux et ému fit soupçonner la vérité à notre orpheline. Je venais de reconnaître Montclar. Se raidissant contre le danger, elle exprima froidement son indifférence pour le passé et son peu de curiosité pour l'avenir. «Voilà, fière étrangère, dit aigrement le masque, une déclaration qui ne sied pas à l'habit que vous portez. Les Polonaises, en général, sont romanesques et senti- mentales. Il en est peu d'indifférentes. Comme devin, ne pourrais-je donc pas, continua-t-il en ricanant, vous jeter à l'oreille un nom qui parvînt à vous émouvoir? — Laissons divaguer cet importun et allons rejoindre ^n.e la princesse, » fis-je en entraînant la chère fille. « Mais cet insolent magicien nous arrêta, étendant ses bras, qui, dans ses amples manches noires, figuraient les ailes d'une chauve-souris. « Ainsi, mesdames, vous mé- prisez ma science, dit-il, vous prétendez la braver? Eh bien! je jette un sort sur l'étrangère. Nul ne pourra pré- tendre à sa main avant qu'elle n'ait reconnu mon pou- voir!» « Nous tenant par le bras, nous nous éloignâmes. Elle tremblait, se blâmant de n'avoir pas écouté vos conseils. Je reprenais : « Cette scène était inévitable, le capitaine vous retrouvant sous le double prestige de la beauté et du succès. — Mon cœur doit se taire, soupira Dalila, tant que cet homme vivra ! » « Je n'ai rien répliqué, continua la comtesse, mais je crains fort que cet homme demeure comme une entrave dans le cours de sa vie. — Il faut, remarquai-je, qu'elle résiste à la tendance que 130 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. je prévois chez sa proctectrice, qui voudra se parer, en quelque sorte, de la grâce et du talent de la jeune fille. Refuser toujours ne sera pas facile. » Cependant Dalila, avec qui j'en causai, adopta la marche que je lui traçai. Elle ne voulut pas absolument paraître, soit à l'Opéra, soit aux Italiens ; en revanche,, elle consentit à assister aux petites réceptions de laprincesse, auxquelles les Montclar n'étaient pas invités. Bientôt sa présence y apporta de l'animation, et je cédai à ses instances en y allant quelquefois. C'était la soutenir, me répétait-elle. Sen- sible à l'accueil flatteur qui lui était fait, Dalila se laissa entraîner à causer, à faire de la musique. Sa voix sym- pathique ne pouvait manquer d'être remarquée par MM. de Rosheim père et fils, excellents musiciens. Ils étaient des plus assidus auprès de M"'^ de Liehtenstein. Le major Frazer, quelquefois, venait aussi lui rendre ses devoirs; la vive impression qu'il soupçonnait M"* de Rutières d'avoir produite sur le jeune Charles, fils de l'ambassadeur, défrayait ses plaisanteries, qu'il me com- muniquait à voix éteinte. «Il n'a pas encore atteint l'âge de la scélératesse et se laisse deviner, ajoutait-il ; ce pauvre garçon, au bal costumé de la princesse, était bouleversé parce que votre belle Polonaise avait froncé le sourcil, tandis qu'un masque habillé en sorcier lui par- lait ; il me le désigna. Je reconnus Montclar, je le nommai. Qu'avait pu dire cet homme qui eût ainsi troublé la belle? Charles parlait d'ouvrir le cœur du sorcier pour y lire son destin. (( C'est vraiment, continua Frazer en riant de bon cœur, un aimable garçon, mais encore un enfant. Il ferait mieux de brûler en secret pour cette immense beauté nacrée qui nous vient du Nord; elle le devinerait et dirigerait son noviciat. — Ce serait, repartis-je, un amour de convenance. Sa jeunesse l'en préserve. 1847 ET 1848. 131 — Age enviable, murmura Frazer, où les plaisirs sont ennemis du confortable ! » Un matin, je vis entrer M"® Doucet avant l'heure accou- tumée des visites. Cette excellente personne, encadrée, comme toujours, dans un col et des revers en percale empesée, d'une netteté irréprochable, tenait à la main un rouleau de papiers. « Que m'apporte Marianne? demandai- je affectueu- sement. — Quelques pages, madame, qui, à coup sûr, vous inté- resseront. Vous vous souvenez sans doute que notre amie m'adresse ses impressions dans une correspondance journalière. J'ai réuni plusieurs lettres avec le vif désir de vous en voir prendre connaissance. Peut-être me direz- vous après si je m'inquiète à tort. Je le confesse, depuis quelque temps Dalila semble différente d'elle-même. — Il est vrai, répondis-je; on est surpris de la voir S'intéresser à sa personne, redevenir femme, en un mot, elle si détachée autrefois des vanités du monde. Les exigences de la princesse en sont une explication. Ne veut-elle pas absolument en faire une élégante? Voyons, que redoutez-vous? — Je demande si, dans ce monde Vain, égoïste, avide de richesses, où vous vivez, il est probable qu'un ambas- sadeur consente jamais à unir son fils avec une personne attachée comme peintre à M*"^ la princesse de Lich- tenstein? — Que me dites-vous là, Marianne? Le fils d'un ambas- sadeur ! Mais il n'y a pas en ce moment un monde d'am- bassadeurs ayant des fils à marier. Il s'agit donc de Charles de Rosheim? — C'est ce nom-là précisément. — Il est terriblement jeune.... vingt-deux ans, je crois. — Est-ce là le seul obstacle, si son attachement est sérieux? 132 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. — Hum ! il y en aura d'autres ; tous les pères ont de l'ambition. Eh quoi! Dalila Taimerait-elle? — Lisez ceci, madame, voyez en quels termes elle en parle : Comme vous le disiez, ma chère Doucet, je refleuris! Votre expression est pleine de justesse, je le vois dans les yeux des gens qui de nouveau saluent ma bienvenue; la sève circule dans l'ar- bre que le froid n'a pu faire mourir. Mais ce retour des forces donne au passé une nouvelle vivacité. Le malheur m'a si rudement frap- pée que l'expiation me semblait complète.... que dis-je? dépasser la faute. Aujourd'hui ce pacte de conscience ne me suffit plus. Je m'inquiète de l'opinion, et je trouve, au point de vue du monde, ma justification difficile. Par instants, je me sens profondément malheureuse. Amie parfaite, je t'envie ton innocence; me le par- donnes-tu ? Tu sais après quelle cruelle épreuve j'avais pour toujours renoncé à l'amour. Ce vœu, depuis six ans, je l'ai fidèlement tenu; peut-être aurais-je persévéré si tu fusses demeurée près de moi ; aujourd'hui tout est changé. Puis-je plus longtemps méconnaître mon mal et ne pas me l'avouer ? L'aimable simplicité de M. de Rosheim, sa passion pleine de bonne foi m'avaient déjà conquise, que ses vingt ans me laissaient sans défiance. C'est un enfant, pensais-je ; mais lorsque à mes yeux tout a pris de l'intérêt, lorsque, comprenant le langage passionné de la musique, j'ai su par mes accents communiquer le trouble que je ressentais moi-même: « J'aime!» me suis-je écriée. Ma- rianne, en sentant mon cœur vaincu, mon corps a tremblé ! Quelle tristesse ! tout nous sépare : l'âge même, et par-dessus tout, cette faute que je ne puis ni taire ni avouer. S'il savait par quelles abominables ruses on abusa de mon inexpérience, il vou- drait tuer cet homme. Je me tairai. Plains-moi, plains-moi ! l'espé- rance m'est interdite. P. -S. L'ambassadeur lui-même sort de mon atelier. Il sollicite son portrait peint de ma main. La princesse me presse de le faire. Klle a la bonté d'attacher quelque prix à mes ouvrages. Gomment la refuser ? Le comte veut-il m'étudier, me connaître ? A-t-il deviné?. . . Sa présence me trouble au dernier point. Que faut-il faire? Refuser, accepter ? Décembre. Accordez-moi, mademoiselle, le mérite peu commun de suivre les avis que je réclame. J'ai donc entrepris le portrait. Vous faut-il un croquis du personnage que mon pinceau va reproduire? 1847 ET 1848. 133 L'ambassadeur est un veuf de quarante ans. Avant de lui con- naître un grand fils, je le supposais beaucoup plus jeune. Ses manières sont un mélange de bonhomie et d'élégance ; il a le front beau, les cheveux blonds et les yeux noirs, une expression de finesse dans le regard. Son œil s'illumine soudainement près de la femme qui lui plaît. D'après ce que j'ai saisi au passage sur ses nombreuses conquêtes, sa flamme est plus ardente que durable. Entre des lèvres bien dessinées se joue un sourire loyal. Aujour- d'hui il est entré chez moi suivi d'un jeune homme de taillé élevée, mince et souple, le visage d'un bel ovale, une chevelure abondante, le teint brun, une physionomie attirante. Tu le devines, Marianne, c'était lui, le fils de Son Excellence. Je t'en prie, parles-en avec mes amies mondaines, tu sauras s'il est charmant. Croirais-tu qu'avec elles je n'ose aborder ce sujet? Je pressens ce que le sens pratique du monde doit suggérer. Je sais aussi ce qu'on taira : cette faute, hélas ! que je voulais oublier, que tout ravive à cette heure, et qui devient l'obstacle invincible. Cependant entre nous la confiance doit être entière : parle pour moi aux deux amies absentes... Je reprends le récit de ma séance : « Voici, me dit l'ambassa- deur en introduisant son fils, la personne mystérieuse à laquelle je destine mon portrait. Elle est au nombre de vos admirateurs. » Quoique la miniature ne soit encore qu'à l'état d'ébauche, le jeune homme s'était récrié sur la ressemblance, ajoutant : « L'air est un peu sévère, peut-être. » — Puis, me regardant à la dérobée : « La mélancolie, qui sied si bien à certains visages, pourrait ôter à mon père l'agrément de sa physionomie. » —Il a proposé de demeu- rer pendant la séance pour animer le modèle par la conversation. Elle fut, en effet, vive et enjouée. La mutuelle tendresse qui lie le père et le fils a quelque chose de touchant. A l'instant du départ, le comte est devenu sérieux. Que se passait-il en lui? S'il désap- prouve l'amour de son fils, pourquoi me l'amener ? Peut-il ne pas nous deviner, lui, homme du monde et diplomate? Ah ! ma chère, je redoute tous les yeux. Dieu veuille que ma princesse elle-même ne soupçonne rien ! En cet endroit, suspendant un instant ma lecture : « Cet amour est absurde, m'écriai-je. Je suis désolée; il n'y a pas de mariage possible. Mettons Dalila sur ses gardes; il en est temps encore, elle n'a avoué ni son passé ni son nouvel attachement. — Chère madame, reprit tristement M"° Doucet, les 134 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. choses ont marché depuis huit jours ; avant de rien dé- cider, parcourez cette dernière lettre. « 15 décembre au soir. Quand je viens passer un instant au Marais dans ton étroite retraite, que de souvenirs m'envahissent ! Je me reporte au temps où, moi aussi, j'habitais là, alors que ta tendre affection conso- lait mes chagrins. Chère fille, en te quittant ce matin, je voulus, comme nous en avions Thabitude, faire le tour de ce jardin solitaire dont un tapis de neige fais&it valoir l'aspect sévère. Ai-je donc lassé le sort, que, par un hasard propice, nous nous sommes ren- contrés là, Charles et moi, près l'un de Tautre ? A pas lents, mon bras passé dans son bras, j'ai parcouru ces arcades massives qui encadrent la place. Quel feu dans son langage ! 0 Charles ! cette place Royale, qui jadis servit aux rendez-vous de tant d'amours volages, devient désormais un lieu consacré par nos serments. La perte de mon rang, de ma fortune, m'a semblé en cet instant suprême une faveur du sort. Comment, sans cela, aurais-je connu le désintéressement de ce cœur si pur, et le prix d'un attachement presque idéal? L'aspect glacé du paysage contrastait avec la chaleur de nos pro- testations ; nous étions assis sur un banc de pierre, et, sur nos têtes, des tilleuls taillés à l'ancienne mode, poudrés à blanc parle givre, formaient un berceau bizarre. J'ai retrouvé ma destinée par ce côté légèrement ironique. Tu souris ? Conviens du moins, Ma- rianne, que la loi d'harmonie voulait, à un si doux tête-à-tête, une tiède matinée de printemps. « Quelle puissance, me disait Charles avec exaltation, vous exercez sur ceux qui vous approchent! Je le vois, mon père est vaincu, il vous adore. Le portrait, je n'en doute pas, était un pré- texte pour vous connaître et vous apprécier. Nous passons de lon- gues soirées uniquement à nous entretenir de vous : quelles délices nous trouverions à vivre tous les trois réunis ! » Combien l'exagération même des louanges devient touchante; quand l'amour l'inspire ! A cette tendresse sans bornes ne dois-jo pas en retour une entière confiance ? Amie chère, défends-moi contre un aveu qui fera évanouir mon rêve de bonheur, répète-moi que ce serait exposer une vie qui m'est cent fois plus chère que la mienne. Charles et Montclar ne se rencontrent-ils pas fréquemment ? Marianne, je ne le dois pas faire, n'est-ce pas? » Je rendis les lettres en silence. Que d'obstacles j'entre- voyais! Gomment admettre que le père consentît au ma- 1847 ET 1848. 135 riage? La morale des salons est tlexible, on le sait. Peut- être, pensais-je, le comte entrevoit-il pour son fils dans l'intimité de cette séduisante personne une liaison qui le mettrait à l'abri des désordres d'une vie dissipée. Qui sait même si M'"*^ de Montclar n'en a pas suggéré la pre- mière idée à Son Excellence en répétant le propos cruel qu'elle prétend tenir de son mari? « Je vais réfléchir, dis-je attristée, et bientôt j'irai trouver Dalila. » A Paris, il se peut dire d'un sentiment, comme d'un vêtement : Il n'est pas de saison. A l'entrée de Thiver, sous la forme de quêtes, de concerts, de loteries, les bonnes œuvres absorbent l'existence d'une femme à la mode ; la famille alors et l'amitié ont tort. L'amour même, dit-on, est tenu en quarantaine. Aussi, quoique remplie de bonne volonté, je ne sus trop où trouver le temps de joindre Dalila, encore moins de parler d'elle avec M"'° Kalergis à tête reposée. Tout cela était encore à l'état de projet quand une nouvelle lettre me parvint. Cette fois M"<^ Doucet l'avait confiée à la poste. Les évé- nements prenaient un tour inattendu. « 1^'' janvier 1848. Quel commencement d'année ! J'en demeure atterrée. 0 chère tille, toi si sage, si prévoyante, dis un peu ce qui va advenir! J'aime et je suis aimée. Mais, par cette fatalité qui me poursuit, j'ai in- spiré un fol attachement à l'ambassadeur, au père de mon bienaimé Charles. Il est donc vrai que les jouissances du cœur me demeureront inconnues. Lasse de la vie, ne puis-je donc mourir? A toi, Marianne, à toi, fidèle amie, je léguerais ma part de bonheur en ce monde :je n'y ai pas touché ! Que t'apprendrai-je? Des discours à la fois clairs et voilés avaientjeté l'inquiétude dans mon esprit. Cependant je refusais de croire à l'excès de mon malheur. En peignant cette miniature, chaque jour avec émotion je voyais arriver MM. de Rosheinoi. Pour moi, hélas ! plaisirs et affections sont des fleurs empoisonnées. Tandis que les galanteries du père m'avaient semblé l'approbation k 13G SOUVENIRS DE M-"" G. JAUBERT. (les sentiments du fils, les efforts que j'avais faits pour conquérir ce père recevaient une interprétation trompeuse. A cette heure, je suis forcée de reconnaître la double méprise, mon aveuglement et ses déplorables conséquences. Ce matin, comme j'entrais chez la princesse pour lui présenter mes respects et mes vœux : « Devinez un peu, ma mignonne, m'a-t-elle dit, ce que je vous réserve pour étrennes ! » Le ton enjoué qui accompagnait ces mots n'était guère propre à me mettre sur la voie de ce qui allait suivre. « Que puis-je imaginer, madame ? ai-je répondu, vous me com- blez ! — Il s'agit bien de moi ! Fouillez votre cervelle.... mieux que cela, votre cœur. Vous ne soupçonnez rien ? » Et comme je demeurais muette : « Apprenez donc, belle indifférente, que nous prétendons faire de vous une ambassadrice. — C'est impossible, princesse! m'écriai-je ; en grâce, n'y songez pas. — Impossible, dites-vous? C'est ainsi que vous accueillez mon présent ? Moi, mademoiselle, qui ai tout fait pour amener cette con- clusion !» " .le ne savais quelle contenance tenir. Il fallait cacher mon déses- poir à celle qui répétait avec impatience : « Donnez une bonne raison au lieu de vos hélas ! » Si je répliquais : Il faut aimer l'homme qu'on épouse, on me demandait avec aigreur où je prétends en trouver un plus char- mant. On m'accusait de manquer de goût en n'appréciant pas l'homme qui ne trouvait aucune femme insensible à ses hommages. Ne pouvant expliquer mon refus, je gardai le silence, et la prin- cesse me bouda. Ma chère amie, les grands supportent d'être solli- cités, mais non pas d'être refusés. A cet état de choses, cependant, il faut une solution. Fais-en part, Marianne, à celle dont l'intérêt m'a toujours soutenue. En grâce, qu'on ne m'abandonne pas dans la détresse ! » Je me rendis à cet appel. J'appris que, encouragé par M'"« de Lichtenstein, l'ambassadeur persistait dans sa poursuite. Charles se tenait éloigné ; Taltération du vi- sage trahissait seule la torture qu'il s'imposait. a Comment rassurer ce cœur inquiet ? me demandait Dalila. Si son père soupçonnait le véritable motif de ma résistance, le pardonnerait-il jamais? » 1847 ET 1848. 137 Donc, j'émis l^opinion d'éloigner le jeune homme, qui reviendrait quand l'ambassadeur aurait renoncé à ses idées matrimoniales. « Mais comment le persuader, lui parler, m'objectait la j eune fille, dans ce cercle où l'étiquette règne toujours ? — La comtesse seule peut vous rendre cet important service. » M*"® Kalergis accepta la délicate mission. L'occasion qu'elle guettait se présenta dans une réu- nion. On sait qu'au son bruyant de l'orchestre, les femmes rencontrent souvent la liberté du tête-à-tête. Le jeune de Rosheim refusait de se mettre au rang des danseurs. L'aimable comtesse, jouant le caprice, exigea un tour de valse ; puis, avec cette science du monde dans laquelle elle excelle , passant d'une douce moquerie au ton sérieux : K Croyez-moi, dit-elle; quelques mois d'absence ren- draient réalisable ce qui semble impossible aujourd'hui. — Non, je ne puis partir, » fut-il répondu brusque- ment. (( Je vis clairement, ma chère, me raconta ensuite M™* Kalergis, qu'avec cette précipitation d'esprit qui caractérise les amoureux, il ne mettait plus en doute que M"*' de Rutières n'eût cédé enfin aux instances de l'ambassadeur. Or, sa présence pouvait paraître un obs- tacle à l'accomplissement du mariage : on voulait l'éloi- gner. » Appuyé contre une porte de sortie, Charles perdait conscience des lieux où il se trouvait. M™® de Montclar le frappa plusieurs fois de son éventail sur le bras pour obtenir son attention. Elle le priait de lui donner la main jusqu'à sa voiture. Au même instant s'avançait Frazer, qui, surpris de l'extrême pâleur du jeune homme, vou- lait l'emmener avec lui. Celui-ci expliqua qu'il accom- pagnait M™^ de Montclar et prit rendez-vous avec le ma- jor au café de Paris. 8. 138 SOUVENIRS DE M"» G. JAUBERT. ce Vous me reconduirez, » avait dit à Charles cette femme qui, elle aussi, connaissait de mortelles inquié- tudes. Elle avait deviné le nouvel amour de l'ambas- sadeur ; le portrait était venu éclairer sa jalousie. Une fois sur la voie, en dépit des précautions dont s'entourait le diplomate, Alix ne put être dépistée. Que tenterait-elle pour briser le nouvel attachement de cet homme volage? Ne chercherait-elle pas à se faire du fils un auxiliaire ? Il devait être hostile au projet d'un second mariage... a Je voudrais connaître ce qui s'est dit dans cette voi- ture, soupira M"*^ Kalergis; vous me devez, chère amie, d'obtenir cette confidence de M. Frazer. Dans le pa- roxysme de la passion etdela désolation, le jeune homme se sera épanché. Il me semble que les innombrables boatons qui ferment le gilet du major doivent provoquer la confidence. » Ce jour-là, précisément, Frazer vint me demander à dîner. C'était une inspiration; il me trouva seule. J'eus donc par le menu l'historique du retour de bal, tête à tête, en voiture, entre Alix et le jeune baron. 11 paraît qu'elle attaqua dans le vif le sujet qui le préoccupait par cette déclaration : « Je crois votre père au moment de commettre une folie ! » « Charles répondit sèchement : « Mon père ne saurait avoir tort à mes yeux. — Voilà parler en bon fils, dit ironiquement la dame, et je vous laisse à décider si je dois révéler ou taire ce que j'ai appris des premières amours de cette demoi- selle, qui, je le sais, est aujourd'hui la femme de son choix. » « Plein d'indignation, ajouta le major, à cette brusque attaque dont il devinait le mobile, Charles riposta que la colère n'autorisait pas la calomnie. Une discussion 1847 ET 1848. 139 suivit, et, tout d'une haleine, M'"*^ de Montclar raconta une histoire d'amour entre M"® de Rutières, adolescente, et son épouXj histoire qui s'était passée il y avait plu- sieurs années dans le voisinage d'une ville de garnison. Naturellement, la femme affirmait ce que le mari, j'aime à le croire, laissait dans le vague. — Vous prêtez à cet homme, mon cher major, des déUcatesses dont il est incapable. — Mieux que moi vous en pouvez juger, me répondit Frazer, puisque vous coimaissez les détails d'une histoire sur laquelle je n'ai que de .légères indications. « Ah! j'oubliais de vous dire que la femme furieuse a terminé en répétant que la crainte d'une fausse inter- prétation l'avait seule empêchée d'éclairer directement M. l'ambassadeur. Vous ne sauriez, chère madame, ima- giner en quel état d'excitation le pauvre Charles m'est îu rivé. Il répétait sans cesse : « Ce n'est pas vrai ! je mé- prise le langage de cette femme ! » Mais, comme une guêpe irritée, elle lui avait planté dans le cœur l'aiguil- lon de la jalousie. — Ma patience à écouter les rabâ- chages amoureux m'a conquis une réputation venue jus- qu'à vous, je le sais, madame. — Ainsi, mon jeune pre- mier, à force de tourner autour de la même idée, se remit en mémoire, tout à coup, qu'au bal costumé de M'"^ de Lichtenstein, l'adorable Dalila parut étrangement troublée par les discours d'un homme masqué. Ne lui avait-on pas alors nommé un capitaine, M. de Montclar? Plus de doute, le vil calomniateur était lui. « Nous nous mesurerons, cria Charles, nous nous battrons. Je ne tiens plus à la vie, je le tuerai ! » « Et comme il gesticulait d'une façon menaçante, je le rappelai à la raison par une douce plaisanterie, le priant de ne pas confondre l'ami et l'ennemi, — Savez-vous ce qui me trouble, cher major, dans tout ce récit? c'est qu'un duel est inévitable, je le pressens. 140 SOUVENIRS DE M""^ C. JAUBERT. Cette femme l'a rendu ainsi par ses indiscrétions. Qu'on parle ou qu'on se taise, c'est tout un. Le jeune homme en sait trop ; il devinera... Que faire, major? Que faire? dites un peu ! © Prenant son air calme et doux : (( J'oserai, madame, dit-il, vous parler comme à un ami. Les choses se sont mêlées de telle sorte que le duel est devenu la seule issue praticable, et un duel sans accom- modement, un duel sans merci! 11 s'agit donc, pour celui des deux qui nous intéresse, d'obtenir de bons témoins. Je crois que, jusqu'ici, Charles n'ayanî établi aucune inti- mité à Paris, s'adressera à moi de préférence. Je me mettrai à ses ordres et lui proposerai pour second témoin Paul de Molènes. Avec celui-là on sait l'honneur en sûreté. — Oui, certainement, repris-je, mais peut-être est-il trop inflexible? — Malheureusement, madame, dans le cas qui ne tar- dera pas à se présenter, aucune concession n'est à faire. — Je me sens étrangement troublée par vos paroles, mon cher ami, et c'est précisément parce que je connais la modération de votre langage que j'entrevois claire- ment la gravité des faits qui vont suivre. Je tremble pour ma pauvre Dalila, pour le père du jeune homme et pour lui-même! N'est-il pas terrible de voir jouer une exis- tence intéressante contre celle d'un homme sans aucune valeur morale? Mais l'origine de cette lutte demeurera secrète? major, vous m'en répondez! — N'en doutez pas, madame. Du reste, en ce temps d'irritation politique, provoquer un fou comme Montclar sera chose facile : il est sot et brave. Mais permettez-moi de vous quitter, je vais m'assurer du concours de de Mo- lènes. » Quand je revis Dalila, je la trouvai triste et préoccupée du changement qui s'était produit dans les manières de 1847 ET 1848. 141 Charles. Il savait que la demande en mariage de son père était rejetée, et cependant il fuyait M"^de Rutières. Le doute s'était glissé dans son cœur. Montclar ne serait- il pas le véritable, le seul obstacle qui se dressait entre Dalila et son père, et non pas cet amour que peu de jours avant il croyait inspirer? Avec impatience il épiait un prétexte de provocation qui pût voiler aux yeux de tous sa haine secrète contre le capitaine. De son côté, M"^ de Rutières cherchait un moyen de causer un instant avec Charles de Rosheim, s'étonnant de l'art avec lequel celui-ci l'évitait. Cette bizarre conduite, je me l'expliquais ; mais je me gardais d'éclairer un avenir qui me faisait trembler. Dans cette situation compliquée, Dalila, qui avait grande con- fiance en moij aurait désiré me voir sans cesse. Il lui semblait que, par ma présence, je pouvais exercer une influence heureuse sur toutes choses ; mais obtenir, le soir, ma visite était fort difficile, ayant un groupe d'ha- bitués et d'amis qui se tenaient pour assurés de se ren- contrer régulièrement chez moi. Parvenus en février, à cette époque où les banquets remuaient singulièrement les passions politiques, M"'" de Lichtenstein me lança une invitation à venir dîner le 23 février chez elle. La forme était pressante; mais j'avais moi-même du monde ce jour-là, je ne pouvais fermer la porte à mes convives. (( Fût-ce tard dans la soirée, répondis-je, je ferai effort pour porter de vive voix à la princesse l'expression de mes regrets. » Il arriva que, le jour même, je reçus de plusieurs con- viés des billets ou chacun s'excusait tant bien que mal. Une de ces lettres contenait ces mots : « Décidément M. Guizotest trop outrecuidant! » Ce passage servit de texte au début de la conversation à table entre les deux convives qui m'étaient demeurés fidèles : M. Berryer et liî SOUVENIRS DE M-'' C. JAUBERT. M. de Mesnard, président à la Cour de cassation et pair de France. C'était un homme de capacité, et qui passait pour spirituel dans un monde restreint et provincial, un monde de magistrats. Si on pénétrait dans un cercle de ce genre, on se prenait à penser à la ligne de démar- cation quiy sous Lous XIV, existait entre la société de Versailles et les robins. Les temps étaient changés, mais peu les classes. M. de Mesnard, s'échauffant sur les fau- tes du ministère, nous annonça qu'il allait l'attaquer ver- tement dans un prochain discours très médité. « Et qu'on ne vous laissera pas prononcer ? inter- rompis-je, — Pardon, pardon, madame; pour pouvoir tout dire, je mettrai des gants aux pieds et aux mains. » A ce courageux projet, Berryer souriait ironique- ment. Tout en écoutant M. de Mesnard et le plan de son dis- cours, nous étions distraits. L'air était pesant; nous sem- blions tendre l'oreille pour entendre ce qui se passait au dehors ; aucune corde ne vibrait dans la causerie. On est d'accord sur l'instinct qui, à l'approche de certains cataclysmes, tels que les tremblements de terre, les trombes ou les cyclones, rend les animaux affolés ; qu'y a-t-il de surprenant à ce que l'homme, dont le système nerveux et cérébral est plus raffiné, pressente aussi les troubles révolutionnaires remplis de dangers? L'air alors n'esl-il pas chargé d'une électricité dont les courants allument les passions ? Sortant de table, tout en prenant le café, je mis entre les mains de ces messieurs un feuillet de papier rayé à la plume, sur lequel était noté le chant particulier que met- tait au prononcé de ses arrêts l'éminent président Lasa- gni, en y joignant sa prononciation italienne. Cette curiosité ranima mes convives. « Comment avez-vous cette pièce? me demandaient-ils. — Je la prête et ne la 1847 ET 1848. 143 I donne pas, répondis-je; l'auteur, M. le président Trop- long, sait que je la possède, et comme vous, messieurs, il en a ri franchement. » Quelle charmante chose que la gaieté ! Sur cette diversion, plusieurs anecdotes pri- rent jour, et celui qui vint nous interrompre d'un air effaré ne fut pas le bienvenu. « Qu'y a-t-il? qu'avez- vous? » m'écriai-je. C'était un de mes parents. — Il y a qu'il se passe des choses étranges sur les boulevards ; je ne sais si on ne s'égorge pas ! » Puis d'autres visiteurs inquiets et sombres accouraient. « On se fusille ! » criait-on. Un autre, d'une voix enco- lérée, racontait qu'en face des Affaires étrangères, au boulevard des Capucines, on promenait avec des torches un tombereau pour enlever les morts. La voiture de M. Berryer fut annoncée, et ce fut avec empressement que M. de Mesnard accepta Toffre d'être reconduit par lui. Durant cette alerte, les tempéraments des visiteurs demeurés chez moi se dessinèrent. Il y avait les cons- ternés, les effrayés et les sceptiques. Je fus frappée de ce que Tappréhension de la ruine dominait même la peur du danger. Est-ce que décidément les gens tiennent plus encore à la bourse qu'à la vie ? me demandais-je. A travers les angoisses de l'inquiétude le dialogue suivant ne put m'échapper. Deux de mes amis, excellentes gens et très riches, échangeaient leurs condoléances avec une entière con- formité de sentiments : « C'est une révolution sociale qui s'opère, disait l'un. — Vous dites le mot , fut-il répondu d'une voix pé- nétrée. — Il faudra désormais, persista le premier, gagner sa vie ! Mon cher, je retiens chez vous la place de concierge ! — Et moi, dit l'autre, toute mon ambition serait d'en- trer dans vos. écuries. » 144 SOUVENIRS DE M-"" C. JAUBERT. Et ils se serrèrent douloureusement la main , sans se douter du comique de leurs projets. Cependant, comme chacun de ces déshérités en herbe possédait encore voiture et chevaux, je priai Tun des futurs concierges de me déposer à l'hôtel de M™^ de Lichtenstein, à deux pas de chez moi; là, du moins, les nouvelles du dehors nous parviendraient sans retard. Je fus reçu par la princesse à bras ouverts, comme si j'apportais quelque bonne nouvelle. Hélas! il n'en était rien. A peine étais-je entrée, que Charles de Rosheim fut annoncé. De suite, il déclara son prochain départ; il venait, ajouta-t-il, prendre les ordres de la princesse. « Comment, Charles, lui dit-elle, vous vous éloignez au moment des banquets? Si je connaissais le pays où se rencontre un pavot magique propre à endormir tous les orateurs qui troublent cette belle France, je vous enver- rais combattre le dragon qui le défend sans doute. — Princesse, j'affronterais le danger avec bonheur, » reprit Charles fièrement. Puis, s'approchant du groupe qui s'était formé autour de moi, parlant très bas, il dit à Dalila ; « Je ne demande à vivre que le temps nécessaire pour forcer votre cœur à la reconnaissance. — Que signifie ce langage?» tit-elle. Et, d'un ton d'au- torité : « Il faut que je vous parle; je vous attends chez moi , demain ! » A cette heure de la soirée, tous les visiteurs racon- taient en même temps le terrible épisode du boulevard des Capucines. Chaque récit différait entre ces gens animés ou consternés ; personne, excepté moi , n'avait suivi le romanzetto qui se passait en notre présence. Charles s'inclina en recevant l'ordre de M'*^ de Rutières et disparut. Quelques minutes après, l'ambassadeur entra; lui aussi s'approcha de cette beauté sympathique qui lui tenait rigueur. Il paraissait soucieux. 1847 ET 1848. 14: « Vous me voyez, dit-il, mécontent de ce qui se passe; l'horizon est sombre. Dieu seul sait ce qui va advenir. Je tremble pour ceux que j'aime! En de telles circonstances, me pardonnerez-vous, mademoiselle, d'insister de nou- veau pour obtenir le droit de vous protéger? » Et il se tourna vers moi, comme me demandant d'ap- puyer sa prière. Déjà émue par la scène précédente, des larmes rou- lèrent dans les yeux de Dalila, et, joignant les mains, elle répondit : « Monsieur de Rosheim, je vous en supplie, cessez de m'aimer; votre insistance fait mon malheur! » Confondu de l'accent profond et sincère avec lequel ces mots lui furent adressés, le diplomate s'éloigna, paraissant vouloir deviner la secrète pensée qui les avait dictés. Quelle journée que celle qui suivit! En disant: «A demain, » Dalila n'avait pas précisé l'heure ; aussi, me raconta-t-elle plus tard, à peine faisait-il jour qu'elle attendait déjà; allant avec une impatience fébrile sans cesse à la fenêtre, appuyant son front sur la vitre pour y saisir une fraîcheur fugitive ; au moindre bruit , les forces l'abandonnaient. Tout à coup, elle entend un bruit de pas : c'est Ma- rianne qui vient se réfugier près de son amie, alarmée par les désordres politiques dont on la menace. Réunies, toutes deux, oubliant la chose publique et se deman- dant si Charles de Rosheim viendra , et que lui dira M"^ de Rutières ; celle-ci insiste pour que Marianne reste près d'elle. « Ai-je un secret pour toi?» demande- t-elle. Leurs mains se tiennent enlacées, quand brusque- ment la porte s'ouvre, et Charles paraît; il s'incline et dit : « J'obéis; me voici. » il tenait les yeux baissés en parlant. 9 146 SOUVENIRS DE M""^ G. JAUBERT. « Ingrat ! s'écria Dalila, mon ordre seul vous amène ; vous partiez sans me revoir! — Qu'avais-je donc à vous dire et qu'importe mon désespoir? — Quoi ? interrompit-elle , tandis que mon cœur est demeuré le même, le vôtre m'outrage par ses soupçons? — Qu'entends-je! s'écrie Charles. Ah! par pitié, re- dites-le encore ! » Elle, à demi-voix, continue : « Je veux tout vous dire; ainsi, vous aurez la me- sure de mon estime... Je ne saurais... je ne puis me marier...» Sans être préparée à Taveu qui lui échappait, entraînée par la situation, éperdue, Dalila cherche en vain une excuse à ce douloureux passé, ayant sous les yeux l'émo- tion de celui qui l'écoute ; tout dans sa mémoire devient confus... Enfin, par un effort désespéré, appelant Ma- rianne à son aide : « 11 faut qu'il sache tout, s'écrie-t-elle, devrais-je en mourir ! » Et, joignant les mains comme pour la prière : « Je t'en supplie, Marianne, explique comment cet homme abusa de ma jeunesse et de mon innocence; et, tu le sais, tant que le séducteur vivra... — Le misérable est châtié, interrompit Charles d'une voix stridente. — Lui, Montclar? — Lui-même. Le fat a osé se vanter! Nous nous sommes battus ce matin même; vous êtes vengée. — Quoi ! s'écria Dalila impétueusement, cet adieu que je vous adressais hier pouvait être le dernier? 0 Charles ! » Et, défaillante, elle lui tendit la main. Il s'en empara, la couvrit de baisers et de larmes; il avait la conviction qu'il était aimé, il le sentait, et cette conviction pénétrait dans son cœur, plein de sombres 1847 ET 1848. 14/ pensées, comme un rayon de soleil se joue entre les nuées obscures amoncelées par l'orage. Qui peut dire le trouble qui remplit Tâme de ces deux amants durant le silence qui suivit cette explosion de la passion? Chez l'homme, l'amour ne paraissait pas amoindri par la révé- lation qu'il venait d'entendre. Cela se voyait clairement, me répéta Marianne, qui, encore sous l'impression de l'entrevue, me raconta cette scène. Cependant, le jeune homme, qui n'avait pas de secret pour son témoin le major, se confessant à lui vers la fin de cette journée, avoua qu'une sorte de frénésie s'empa- rait de lui au souvenir de Montclar. Loin de se sentir apaisé par son duel récent, il voulait se battre encore; il faisait secrètement des vœux pour que la balle qu'il avait logée dans la poitrine de son adversaire ne fût pas un coup mortel ; ne pourrait-il donc lui infliger une tor- ture équivalente à celle qu'il ressentait. Rompant le silence qui avait suivi cet emportement de passion ; « Charles, dit Dalila, vous vous êtes fait mon vengeur; je vous aime, et que puis-je pour votre bonheur? Un fatal passé se place entre nous, il s'oppose au mariage. Hélas! il s'oppose même à l'amour. Comme époux, votre dignité se croirait atteinte; comme amant, vous sentiriez qu'une seconde faute avilirait celle que vous voudriez estimer : une séparation absolue est donc iné- vitable ! — Assez ! cria le jeune baron tombant à ses pieds, assez! » Et, posant dévotement ses lèvres sur le bas de sa robe : « Je vous respecte autant que je vous aime ; cessez un langage qui blesse nos sentiments; je suis à vous, Dalila, et le jour où mon nom deviendra le vôtre fera la gloire de ma vie! Vous, ma femme, grand Dieu ! » (( Et l'espoir d'un tel bonheur, je le remarquai, ajouta Marianne, fit pâlir ce visage que le danger, peu d'heures lis SOUVENIRS DE M™" G. JÂUBERT. avant, n'avait pu émouvoir. Par ses regards, par quel- ques paroles entrecoupées, ma pauvre Dalila répondit éloquemment à cette déclaration passionnée ; l'angoisse qui, pour ces deux amants, avait précédé l'ivresse, sem- blait y ajouter une inexprimable saveur. Je cherchai, me dit Marianne, à les tirer de cet état d'oubli, les forçant à apprécier les difficultés q.ui les entouraient ; le duel d'abord n'allait-il pas faire esclandre? » Alors, M. de Rosheim expliqua combien, sous le voile de la politique, il lui avait été facile d'engager une que- relle avec le capitaine, aussi brave que susceptible. Le public ignorerait toujours la véritable cause du combat. « Si, comme cela paraissait vraisemblable, la blessure avait une issue funeste, n'y aurait-il pas à craindre une arrestation?» demanda Dalila à son tour. Charles expliqua que, l'ambassade étant un asile invio- lable, il demeurerait caché chez son père jusqu'au mo- ment opportun pour effectuer son départ. « Mon départ ! Pourrai -je m'éloigner maintenant? » demandait Charles. Ils convinrent de suppléer par une correspondance régulière au bonheur de se voir. Pendant cette sépara- tion, on mettrait tout en œuvre pour éteindre la passion de l'ambassadeur, lui laissant clairement connaître qu'elle ne serait jamais partagée. « Mais, demandait Charles d'un ton pénétré, peut-on cesser de vous aimer? » Après mille serments répétés, des adieux cent fois re- commencés, il fallut se quitter. Il semblait que c'était pour un long temps, quand le hasard de la politique amena, le soir même, un rapprochement entre les amants. C'était le soir du 24- février. Le départ de Louis- Philippe ne permettait plus d'illusion ; le comte de Rosheim vint une fois encore offrir à M"'^ de Lichtenstein, comme lieu de sûreté, l'hôtel de l'ambassade; son fds l'accompagnait. 1847 ET 1848. 149 Dans cette tourmente révolutionnaire, qui songeait au duel et à ses résultats? L'offre fut rejetée par la princesse ; effrayée par le ren- versement de la royauté qu'elle vénérait, elle résolut de quitter Paris sur-le-champ, insistant, mais en vain, pour entraîner avec elle sa protégée. Celle-ci sentit le prix de son indépendance; elle résista courageusement, décidée à vivre comme autrefois du travail de son pin- ceau. Elle se réfugia au Marais, dans le voisinage de M"^ Doucet. La révolution accomplie, Tambassadeurfut rappelé par son souverain; cet éloignement forcé rompit sa pour- suite sentimentale. Le fils dut suivre le père; un échange incessant de lettres s'établit entre les jeunes gens. Bientôt Charles obtint la permission d'une courte apparition à Paris. Cette nouvelle eût comblé de joie M"® de Rutières, sans une vive appréhension de la conduite que l'on tien- drait à l'égard de Montclar, toujours alité, mais sa vie déclarée hors de danger. Cependant, avec l'autorité d'une femme aimée, elle sut arracher à Charles, pour cette fois du moins, la promesse qu'il ne rechercherait pas le blessé. Durant ce séjour, la passion des deux amants prit un essor nouveau. D'une nature exaltée autant qu'énergique^ l'amoureux fiancé répandait en paroles brûlantes le feu dont son âme était consumée. L'esprit germanique, in- sensible au ridicule, laisse au langage une liberté illi- mitée. Non seulement la poésie devient tributaire de l'amour, mais les sciences exactes, la philosophie, l'art culinaire même, tout lui est bon et lui sert comme ana- logie ou terme de comparaison. Parfois admise en tiers, Marianne s'étonnait qu'on pût ressentir et exprimer de tels transports; elle s'étonnait qu'on pût toujours répéter la même chose d'une façon aussi variée, en même temps qu'elle jouissait délicieusement de la perspective de bonheur qui s'ouvrait pour son amie. 150 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. De notre côte, M""^ Kalergis et moi, nous ne mettions plus le mariage en doute. (( Le doigt de Dieu s'est montré dans les derniers évé- nements, répétait avec satisfaction la belle Russe. L*éloi- gnement de l'ambassadeur, ajoutait-elle, aura tout natu- rellement éteint sa flamme. » Nous subissions véritablement un cataclysme social, dont le signe caractéristique était que chaque jour le mal paraissait s'aggraver. Ce mot de république étonnait plus qu'il ne charmait. N*avions-nous pas appris aie prononcer avec terreur? Peu à peu, les fortunes étaient atteintes sous toutes les formes : les locataires ne payaient plus leur loyer, les écriteaux ne s'enlevaient pas, tous les traite- ments dans les emplois publics étaient rognés; les ar- tistes ne trouvaient plus d'amateurs ; on se précipitait aux économies , retirant d'abord aux jeunes filles leurs professeurs, aux jeunes gens leurs chevaux. A quoi bon les modes? Il n'y avait plus de réunions; les mariages se suspendaient; pour mourir même, le temps eût été mal choisi, témoin l'enterrement en sourdine du vicomte de Chateaubriand. Beaucoup de nos amis avaient endossé l'uniforme de garde national, qui, certainsjours, n'était pas sans danger pour celui qui le portait. MM. de Musset, les deux frères, étaient de ce nombre. Trouvant enfin un sentier qui conduisait à la guerre, ne consultant que sa passion intime, Paul de Molènes jeta le frac aux orties et se fit sacrer capitaine par une compagnie de cette garde mobile qui était alors en train de se recruter, et qui, bientôt, se dévouant à la cause de l'ordre, nous sauva, dans les journées de Juin, de mal- heurs incalculables. Des élections se faisaient au môme moment par toute la France, et M. Berryer s'en occupait avec activité. Voici ce qu'il m'écrivait à la date du 23 avril : 1847 ET 1848. 151 Quel gâchis, quel lohu-bohu ! Dans nos campagnes, on ne trahit pas, maison ne sait ce qu'on fait; les maires et les gardes cham- pêtres portent des listes comme des ordres de service. Dieu sauve la France ! Ah ! mon amie, Toccasion était si grande et si favo- rable pour établir sérieusement et loyalement un gouvernement libre dans ce pays ! Au revoir ; je vous redis encore le chagrin de mon amitié : Dites mes compliments autour de vous. 1848, 23 avril. Berryer. Bientôt les terribles journées de Juin éclatèrent. Les communications entre le Marais et la Chaussée-d'Antin, où j'habitais ainsi que la comtesse, furent coupées. En des transes mortelles, nous écoutions la canonnade incessante qui partait du quartier où se trouvaient Marianne et Dalila. Après trois longues journées de san- glante mémoire, l'autorité était devenue maîtresse du terrain ; le 30 juin au matin, on commença à circuler dans les rues de Paris. J'avais chez moi une nourrice dont la famille habitait le faubourg du Temple. Cette femme voulait y courir. Redoutant de Texposer à quel- que émotion, je pris le parti d'y aller à sa place , me proposant de pousser l'excursion jusqu'au Marais, où m'entraînait une tendre et amicale sollicitude. Je fus frappée de l'état d'excitation qui régnait dans la partie de la ville où l'on ne s'était pas battu. Les passants s'ac- costaient, causaient, abordaient les curieux stationnant devant leurs portes. Là, on se lamentait en racontant des épisodes douloureux ou héroïques de cette guerre .civile. On nommait les blessés et les morts, on les comptait, on les pleurait. Hélas ! ils étaient nombreux. Lorsqu'on pénétrait dans les lieux où se livrèrent tant de combats acharnés, partout on voyait le silence succé- der au tumulte. Des hommes aux visages mornes vous regardaient passer avec une feinte indifférence. Chacun 152 SOUVENIRS DE M-" G. JAUBERT. se livrait froidement à son travail habituel, sans paraître comprendre pourquoi les rues étaient dépavées, pour- quoi les eaux du ruisseau avaient pris une teinte san- glante, en formant, lorsqu'un obstacle entravait leur cours, une grande flaque rouge coagulée. Sur quelques bouts du trottoir se voyait encore l'empreinte sinistre des larges semelles des combattants. Parvenue jusqu'à la demeure de cette famille d'ouvriers dont je venais m'enquérir, je trouvai la porte obstruée par une barricade. Interrogés, ces gens n'avaient rien vu, rien entendu I Ils affirmèrent être demeurés blottis dans une cave tout le temps qu'avait duré l'action. Tan- dis qu'ils tenaient ce langage, l'altération des traits dé- mentait le calme imposé aux physionomies. Une grande fille au teint terreux, cherchant à mettre en ordre les mèches de cheveux qui s'échappaient d'un madras chif- fonné, montrait ainsi par mégarde le bout de ses doigts noircis par la poudre. Je me retirai promptement, sentant que j'étais de trop. En eff'et, ces malheureuses gens cherchaient à dérober aux regards un insurgé blessé, gisant dans un coin obscur, et qui n'était autre que le frère de la nour- rice pour qui j'étais en quête. Quittant ces rues désolées, traversant de nouveau le canal Saint-Martin sur le pont que, à la suite d'un enga- gement meurtrier, la garde mobile avait valeureusement enlevé, je me dirigeai vers la rue Gulture-Sainte-Cathe- rine. Rencontrant à chaque pas des obstacles, une anxiété très vive me saisit au sujet des deux amies. Témoins obligés de luttes détestables, les femmes que je venais chercher avaient dû courir de grands dangers. Je m'arrêtai d'abord chez M"^ Doucet. Une vieille por- tière me répondit que, depuis deux jours, elle était chez la demoiselle d'à côté. Ce renseignement me fit éprouver un léger frisson. Je montai au second étage; là, aperce- 1847 ET 1848. 153 vant le cordon de la sonnette accroché en l'air : « Dalila est malade, pensai-je, j'en étais sûre ! » Tournant douce- ment la clef, j'entrai. Le jour était si faible que d'abord on ne distinguait rien. Ce fut Marianne qui se précipita vers moi en s'écriant : « Il est trop tard^ mon Dieu, il est trop tard ! Elle ne vit plus ! » Accablée par la soudaineté de l'événement, je m'assis tremblante. « Les ^barbares'! ils ont tué mon amie , répétait M"® Doucet en pleurant à chaudes larmes, ils l'ont assas- sinée ! » Je n'osais demander le sens de ces paroles. J'appré- hendais d'entendre les détails navrants du drame qui venait de s'accomplir. Cependant j'approchai du lit et jetai les yeux sur ce beau corps inanimé qui s'y trouvait étendu . Un air sévère remplaçait la douce mélancolie répandue jadis sur le visage de Dalila. Ses cheveux abondants étaient épars, en désordre. De sa main ouverte s'échap- pait une lettre tellement froissée qu'à la voir on devinait que la mort seule la lui avait fait abandonner. Après un long silence : « Qu'est-il donc arrivé? demandai-je d'un accent désolé. — Une balle l'a atteinte à la poitrine , répondit M"^ Doucet en sanglotant. — Mais l'infortunée s'est donc mêlée aux combat- tants ? — Non pas ; ce n'est point ainsi. Hélas ! pourquoi lui ai-je obéi ? pourquoi me suis-je éloignée? a Samedi matin, elle attendait la nouvelle qui, vous le savez, devait décider de son sort. Dans notre quartier en insurrection, les facteurs ne circulaient plus. Elle imagina d'aller au bureau de la poste, réclamer la lettre 9. 154 SOUVENIRS DE M™° C. JAUBERT. attendue. Je m'y opposai, redoutant l'émotion extrême que, loin de sa demeure, pourrait lui causer le contenu du message. « — Marianne, si tu veux que je vive, me dit-elle avec exaltation, tire-moi de cette incertitude, et vas-y. » Je me rendis à la poste], où j'obtins la lettre tant désirée. Pendant mon absence des barricades s'élevèrent, et rentrée de notre rue se trouva fermée. Impossible de rentrer au logis. Durant ce temps, des hommes du peuple avaient parcouru les maisons, demandant des armes, recommandant à chacun de se clore et de ne point approcher des croisées. Mais, lorsque la fusillade s'engagea, distinguant des cris de détresse, Dalila ne put contenir un généreux élan ; elle ouvrit la fenêtre de sa chambre, et, se penchant au dehors, elle chercha comment elle pourrait secourir les blessés et préserver mon retour du danger. La barricade, construite au tra- vers de la rue, était, d'un côté, attaquée parla troupe, et, de l'autre, défendue par les insurgés ; il est donc difficile de déterminer d'où est parti le coup qui atteignit la généreuse victime, lorsque, paraissant à la fenêtre du second étage, elle se trouva entre deux feux. « Oh ! madame, toujours j'aurai devant les yeux l'image de ce pauvre corps, tel que je le trouvai à mon retour. Étendu là, par terre, sans mouvement, la poitrine sai- gnante ! Que ce cher visage était douloureux à voir! Un grand cercle bleuâtre entourait l'œil demi-clos. La con- traction des lèvres trahissait une horrible souffrance. Hors de moi, je courus à l'escalier, implorant à grands cris aide et secours. Mais dans ces journées d'épouvante, comment se faire entendre? Bien tard enfin, une voisine vint à mon aide, et, lorsque ma pauvre mourante eut repris ses sens, nous la plaçâmes sur son lit. Après quel- ques gémissements arrachés parla douleur, elle s'enquit si j'avais une lettrct 1847 ET 1848. 155 «Je la lui remis. Dalila essaya de la parcourir; un brouillard était devant ses yeux. « — Hélas ! je ne vois plus ; lis pour moi, » dit-elle. Et comme j'hésitais à commencer cette lecture : « — Que crains- tu? mon émotion? Va! je pressens le contenu de l'écrit. Il renferme le consentement tant sou- haité. La fortune ne veut rien m'épargner. C'est dans l'angoisse de l'agonie qu'il m'est permis de penser au bonheur qui m'attendait dans les bras de mon bien- aimé! Mais lis donc vite, Marianne, ma vie s'écoule... répéta-t-elle d'un ton impatient, si tu veux qu'une fois encore j'entende cette parole d'amour dont j'aurais voulu vivre. » « Cette lettre est celle que vous voyez là, madame, sur le lit, près de vous. Prenez-la, » Avec une émotion indéfinissable, je parcourus les lignes suivantes : L'avenir est à nous ! Je Fai obtenu, ce mot désiré, ce droit de vivre à tes pieds, ô ma chère tendresse ; d'être à la fois ton pro- tecteur et ton enfant... Oui, ton enfant, car mon bonheur, je le répète, sera de t'obéir toujours. Ah ! si tu pouvais lire dans mon âme, tu saurais combien je suis pénétré de ta supériorité. Mon amour est un culte, et je n'ose t'adresser que des baisers d'adora- tion. Ce matin, au déjeuner, le repas s'écoulait en silence, quand le comte me dit d'un ton brusque : « Charles ! Je soupçonne que ce qui vous rend plus sombre encore que ces jours derniers, c'est de voir une place vide précisément en face de moi ! Cette place n'est-elle pas celle qu'occupe habituel- lement une maîtresse de maison? Vous savez comment une ingrate personne s'est obstinément refusée à la remplir ! Eh bien, je veux me venger noblement de ses dçdains. Je consens à lavoir s'y placer comme baronne Charles de Rosheim ! » Mon adorée, soyez un instant jalouse ; mon cœur, j^en conviens, s'est distrait de vous, et d'un mouvement spontané s'est porté vers mon père. Renoncer à Dalila, transformer son attachement ! en vain je l'eusse tenté. Mais chez moi, comment aurait fini cet amour, qui n'a point eu de commencement ? Je vous aime si étrangement que je crois 15G SOUVENIRS DE M^^ G. JAUBERT. ce sentiment antérieure notre première rencontre, comme Tesprit croit avoir vu le cercle avant que la main l'ait tracé. Quand la mort me surprendra, je n'aurai jamais aimé que vous, et je vous aurai toujours aimée; tout mon orgueil est dans l'excès de mon amour. Je le sens comme une flamme intérieure qui m'illumine et me remplit de joie. Je ne sais plus qu'aimer! C'est désormais ma vie, mon but, mon tout enfin. Ma femme, ma chère femme ! plus de sinistres pressentiments; j'accours te presser sur mon cœur. Que pourrais-tu craindre alors ? Grand Dieu, quelle ivresse m'attend ! 0 rêves d'amour qui trompez l'absence, vous serez donc réa- lisés ? Gharles de Rosheim. Quel contraste saisissant entre ces pages si vivantes et le spectacle que j'avais sous les yeux ! « Mais, demandai-je, n'avez-vous donc pu, ma pauvre amie, rien tenter pour la sauver? ni pansements, ni médecin ? — Ce n'est que le lendemain du coup de feu qu'un chirurgien a pu parvenir jusqu'ici. Jetant les yeux sur la blessure, il n'a donné aucun espoir. — En a-t-il laissé du moins à la mourante? — Dalila avait tout de suite jugé son état. « Ma bonne Marianne, répétait-elle, ne t'inquiète pas d'un médecin ; il n'y pourra rien, tu le vois ! Ma destinée s'accomplit... 0 misère de la vie ! 0 néant du bonheur ! que vous vous faites en cet instant cruellement sentir ! » « Ne pouvant supporter, continua M"^ Doucet, le cha- grin de l'entendre s'exprimer ainsi, je la suppliais de garderie silence... C'était en vain. Elle a parlé de vous. Je l'ai entendue, durant la dernière nuit, qui répétait d'une voix affaiblie : « — N'en doutez pas . amie ; nous nous retrouverons au pays des âmes ! » L'agonie a été courte et terrible. A^ la pointe du jour, s' adressant à moi tout à coup : 1847 ET 1848. 157 c( — T'en souviens-tu? dit-elle. Je devais mourir d'une mort violente.... et de sa main! Cette femme l'avait prédit. Oui, j'ai reconnu Montclar; il commandait la troupe. Feu! a-t-il crié Cache-le soigneusement à Charles... » « A cet instant une grande angoisse suivit. Elle se prit à gémir sur. l'absence de celui pour qui, seul, elle tenait à la vie... Elle s'inquiétait de son désespoir : a — Par toi, ma chérie, il saura que ma dernière larme est pour lui, comme il a eu mon dernier sourire ! » « Et puis son cerveau s'est troublé. « — Marianne, je t'en supplie, ne m'abandonne pas, répétait- elle. « — C'est moi, ton amie, je suis là. Dalila, ne me recon- nais-tu pas ? )) «Un nom encore s'est échappé de ses lèvres.... puis elle a poussé un cri terrible, et son cœur a cessé de battre ! » En cet endroit du récit , prise d'un nouveau transport de douleur, M"^ Doucet se précipita sur le lit, en appe- lant des noms les plus chers celle qui ne pouvait plus l'en- tendre. Faisant trêve à ma propre émotion, je me de- mandai comment mettre fin à la douloureuse situation de Marianne. Je reconnus qu'il fallait la quitter pour m'oc- ruper d'elle. Hélas ! rien n'était facile en ce bouleverse- ment général : c( Comptez sur moi, lui dis-je en mêlant mes larmes aux siennes ; je vais faire le possible. » Je me rendis directement chez la comtesse Kalergis. Son activité, son zèle de bienfaisance, étaient souvent utiles ; ayant connu M"* de Rutières, la vérité mise sous ses yeux la toucherait vivement. Je la trouvai très exaltée par les dernières journées : les morts, les blessés et le rôle important qu'y avait rempli le général Cavaignac. Je me joignis à son éloge enthousiaste du général et la ramenai au douloureux 158 SOUVENIRS DE M™» G. J-AUBERT. sujet du drame arrivé au Marais. Alors, elle se prit de violente pitié pour le jeune de Rosheim. Comment atté- nuer le coup qui allait le frapper ? « Il faut, dit-elle, qu'il descende chez moi. Je veux le préparer à subir l'irréparable. Je ferai de mon mieux. Pauvre amoureux ! Qu'il est intéressant! )> Et, une fois encore, il fallut rappeler à sa pitié le ca- davre sans sépulture, et l'amie dévouée qui le veillait ! ALFRED DE MUSSET Chez Berryer. — Sympathie du grand orateur pour Alfred de Musset. — l'-e lettre d'Alfred de Musset. — Son opinion sur son propre caractère. — Investigation sur la morte. — 2« lettre d'Alfred de Musset, — M. Michaud, de la Quotidienne. — Lettre de Berryer. — Ernest Picard, le député. — M"* Hamelin. — Le canari de M™« Récamier. — S^ et 4« lettres d'Alfred de Musset. — Portrait de la princesse Belgiojoso. — 5^ lettre d'Alfred de Musset. — Pauline Garcia. — M. Osborne, pianiste. — 6«, 7e et 8^ lettres d'Alfred de Musset. — La caricature de la princesse Belgiojoso.— 9^ lettre et billet d'Alfred de Musset. — 10* et il« lettres d'Alfred de Musset. — M"» de G..., la nymphe de l'Albane. — Billet de la princesse Belgiojoso. — 12' et 13« lettres d'Alfred de Musset. — La brouille avec M"« Rachel.— 14e lettre d'Alfred de Musset. — La sœur Marceline. — Un étrange cos- tume. — 15e lettre d'Alfred de Musset. — La princesse Turandot. — 16e lettre d'Alfred de Musset. — Uranie. — 17e et ige lettres d'Alfred de Musset. — Ne pas confondre Leopardi l'exilé et Leopardi le poète. — 19e lettre d'Alfred de Musset. — Un défi absurde. — Traité de paix. — 20» et 21e lettres d'Alfred de Musset. — La comtesse Kalergis. — Berryer. M^e de B.... et le comte Pozzo di Borgo. — Dame qui file. — M^e de B.... et le prince Belgiojoso. — Galanterie politique. — Le général de Cavai- gnac. — M"e de Cavaignac la mère. — Une grande dame russe convertie à la république. — Billet de la comtesse Kalergis. — A l'Elysée. — Der- nier billet d'Alfred de Musset. — Chenavard, le peintre philosophe. — Son jugement sur Alfred de Musset. Marchant lentement, M. Berryer et moi, dans le par- terre rempli de fleurs qui règne au midi sous les fenêtres du château d'Augerville, là même où, plus d'une fois, Alfred de Musset s'était promené avec nous , nous devi- sions mélancoliquement sur le poète qui n'était plus. « Du moins, continua le châtelain, je suis heureux de penser qu'il a su combien j'appréciais sa valeur poétique associée, chose si rare, à un bon goût exquis. Je n'ai pas 160 SOUVENIRS DE M-^ C. JAUBERT. attendu que le public eût porté sur lui un jugement défini- tif, avant de me risquer à l'admirer, ainsi que le reproche épigrammatiquement M"^ de Gournay aux lecteurs, dans sa préface des Essais de Montaigne, son parrain. — Aussi, dis-je, se plaisait-il en votre compagnie; il y devenait gai, aimable, et d'un esprit charmant, tandis que les irritations de la vie mondaine, et surtout cette conspiration du silence, sous laquelle les envieux cher- chèrent à étouffer Y Enfant du siècle, expliquaient suffi- samment les critiques souvent méritées, qu'on faisait de son humeur et de ses airs farouches ou dédaigneux en société. Ces reproches, dont il se rendait bien compte, je les lui avais répétés. Je veux vous faire connaître la réponse qu'il m'adressa ici même, durant un de nos longs séjours campagnards, près de vous, mon cher ami; elle vous fera voir Alfred de Musset peint par lui-même. « Suivez-moi dans mon appartement. Je m'occupe en ce moment à mettre de l'ordre dans mes correspondances. Nous trouverons la lettre dont je vous parle. » Berryer commença à la parcourir du regard; mais bientôt il fut entraîné à continuer à haute voix cette lec- ture : a Quel naturel ! quelle liberté d'allure ! » murmurait- il, en soulignant de longs passages par l'intonation. a Madame, « Vous avez trouvé le vrai nom du sentiment qui nous unit, en l'appelant un sentiment sans nom. Ce n'est pas une antithèse que je fais, votre expression est vraie et pleine de charme. Elle m'en rappelle une assez bouffonne, (vous savez que nous avons encore cela de commun de mêler le bouffon aux choses les plus sérieuses), c'était, je crois, un de mes amis qui disait à une femme: « Nous sommes sur le chemin vicinal de l'amour et l'amitié. » Que dites-vous de la comparaison? ALFRED DE MUSSET. 161 « J'ai grand intérêt, dit M. le conseiller de la Verdul- lette, à ce que vous ne deveniez pas trop mauvais sujet. — Mais sérieusement^ ajouta-t-il. « — Mais sérieusement, dis-Je à mon tour, est-ce que je le deviens, puisque je vous dis que je me retiens à deux mains? Est-ce que c'est être mauvais sujet que de trouver blanche une rangée de perles, et d'avoir envie d'y mettre le bout du doigt? « Je l'aime vraiment, » dites-vous! Eh bien, la belle raison! si on aime ce que vous aimez, madame, c'est preuve de bon goût d'abord, c'est preuve ensuite que même auprès d'une autre on a besoin d'un peu de vous. « Malheureusement M. le conseiller sait très bien que toutes blanches qu'elles soient, les perles en question sont beaucoup trop vertes pour son très humble serviteur. c< — Vous ne m'avez pas demandé comment j'ai passé l'été. — Non, et pourquoi? — Parce que. — Je ne vous en remercie pas. moins de votre récit, c'est-à-dire que je vous en remercie davantage. « La trompette dans la prestance » est excellent. Mais pourquoi ces injures aux hommes? « Notre puissance, dites-vous, ne se voit que par notre impuissance. — Laissez donc ! nous ne sonnons, plus haut que vous, ni la charge, ni la victoire. — Règle générale, les femmes sont plus fats^ plus indiscrètes que les hommes, fats avant, indiscrètes après. « Si ce que je vous dis là vous ébouriffe, soyez sûre, madame, que je ne le dis qu'à vous. — Me voilà porté et arrivé aux accusations de fatuité et d'impertinence. Cau- sons-en un petit. « Je ne vous dirai pas platement que je vous remercie de me répéter le mal qu'on a dit sur mon compte. Mais je vous dirai que j'aime par-dessus tout votre manière douce, bienveillante, et pourtant sincère, d'adresser un reproche qui convainc sans blesser. Vous possédez là. 162 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. mon amie, la plus précieuse des sciences; elle vous est naturelle, et tant que vous saurez vous en servir, ne vous étonnez pas qu'on vous aime. « Parlons raison. « Tout le monde est d'accord du désagrément de mon abord dans un salon. Non seulement j'en suis d'accord avec tout le monde, mais ce désagrément m'est plus dé- sagréable qu'à personne. D'où vient-il? de deux causes premières : orgueil, timidité. Voilà les aimables principes sur lesquels j'ai à me promener ici-bas. On ne change pas sa nature, il faut donc composer avec elle. J'y tache depuis quelque temps, vous me rendez cette justice. ce II faut ajouter à mes deux causes premières un effet difficile à vaincre. Il y a de certains jours on je me lève (le mot a beau être ridicule, il est vrai) dans un certain état nerveux. J'aibeau aller, vouloir, essayer... une com- paraison vous expliquera ces choses. « Vous vous souvenez d'un soir où une belle malade, très bien portante et à demi pâmée, attendait de moi quelques secours indispensables à sa santé dans une voiture fort douce, mais très froide, vu la température du moment; vous vous souvenez que j'ai compris, senti, et même raisonné la nécessité urgente où je me trouvais de passer le pont des Arts, et vous vous souvenez que je n'ai pu rien trouver dans ma poche, dans cette poche de côté, qui fut le sujet d'une de vos plus charmantes plai- santeries. ^ T- %i f. « Eh bien, madame, je suis souvent au moral, en fait de politesses, de saluts et de poignées de main, exacte- ment dans l'état où j'étais ce soir-là au physique. C'est la même bonne volonté, la même nécessité, la même impossibilité. « C'est assez bête, n'est-il pas vrai ? Que faire ? « Prendre sur soi.., très juste. Que prendre quand on n*arien? ALFRED DE MUSSET. 163 l {( Vous me parlez de gens qui m'exprimeraient parfois volontiers le plaisir que j'ai pu leur faire. Je vous donne ma parole que, sur dix compliments, il y en a neuf qui me sont insupportables ; je ne dis pas qu'ils me blessent ni que je les croie faux, ils me donnent envie de me sauver. Analysez cela si tous pouvez. « Sachez du moins, et croyez, je vous en prie^ que je me déteste dans ces moments-là. Ce n'est pas moi ; ce n'est pas ma nature. Enfant, j'étais tout le contraire. Je récitais des fables au milieu du salon, après quoi j'em- brassais tout le monde. « Plût à Dieu que je fusse encore ainsi ! ce II y a dans votre lettre un mot bien vrai, bien juste, et il est triste. « Vous éloignez des hommes d'esprit et de cœur qui se sentiraient poussés vers vous. » Oui, c'est vrai; et croyez-vous que je ne le sens pas? que je ne le regrette pas quelquefois? « Mais pourquoi alors? Je ne voudrais pas creuser cette idée. Les hommes me sont indiftérents ; je ne veux pas me demander si je les hais, de peur que ce ne soit là le fond. Quoi qu'il en soit, ils ne me font point souf- frir en aucune façon, et il est assez juste que, par consé- quent, ils ne me donnent pas de jouissances. « Là, mon amie, et sur ce point seul est le côté sérieux de la question. Pour le chapitre de l'abord, des saluts et poignées de main, plus j'irai, et, j'espère, plus je me for- merai, c'est affaire de pure politesse^ de pur devoir. Je prendrai sur moi le plus possible, et je vous en devrai la meilleure part. « Pour ce qui regarde les sympathies, même passa- gères et légèrement exprimées d'homme à homme, c'est autre chose. Permettez à ma vieille expérience de ne pas décider hardiment une telle question. Votre lettre m'a fait réfléchir longtemps, en conscience, là-dessus ; vous ne vouliez me prêcher que la politesse, vous m* avez 16i SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. fait penser à Tamitié. Je me suis regardé, et je me suis demandé si, sous cet extérieur raide, grognon, et imper- tinent, peu sympathique, quoi qu'en dise la belle petite Milanaise, si là-dessous, dis-je, il n*y avait pas primitive- ment quelque chose de passionné et d'exalté à la manière de Rousseau. C'est possible ; j'ai tenté une seule fois de me livrer à l'amitié, c'est un sentiment étrange, inouï pour moi, une excitation peut-être plus forte que le désir dans l'amour, car ce transport ne se satisfait pas. « D'après ce que j'en sais, ce doit être un sentiment terrible, très dangereux, très doux, qui doit faire le bon- heur ou le malheur de toute la vie, et je comprends que Rousseau soit devenu à moitié fou des secousses que cette passion lui a données. !-"« C. JAUBERT. celle sur la valse des Soupù's. Permettons-nous ce léger écart, avant de poursuivre la marche amoureuse à la- quelle les vers Su?' une morte mirent seuls un terme. » « Mon grand-père avait fait un jour acquisition de deux petits bœufs d'airain, gros comme des moineaux, mais véritablement antiques. Un ami amateur vient le voir; il les lui montre, l'amateur les admire, les prend, les retourne, et délicatement en glisse un dans sa poche de côté. « Eh bien, dit mon grand-père, vous ne m'en rendez qu'un. » L'autre cherche, se baisse, regarde sous les meubles. « Où diable peut être l'autre^ Je ne conçois pas.... — Ne cherchez pas, lui répond mon grand-père, en lui montrant sa poche, il est là. » « Ceci, madame, est pour vous dire qu'il est cruel d'être deviné, mais qu'il est atroce qu'on vous mette le nez sur un puff. Vous en êtes donc bien sûre qu'elles n'existent pas, ces valses appelées le& Soupirs? Eh bien, madame, apprenez que s'il n'y a pas de valses appelées les Soupirs, il y a du moins des valses, et qu'il y a aussi des soupirs, car j'en pousse de furieux en ce moment, attendu que je suis rentré à pied, n'ayant pas trouvé de fiacre. « Savez vous une chose ?je m'entiche, voilà un beau mot, que vous comprendrez, j'en suis sûr. Je suis en train de m'enticher, c'est-à-dire que je m'encoqueluche, — et de quoi? — ah! ah!... du faubourg Saint-Germain, mon faubourg, madame ; je l'habite. Décidément on y est cent mille fois mieux, meilleur, plus Hbre, plus romanesque, plus hypocrite, plus vertueux, plus roué, plus usagé, plus indulgent, plus vrai, et de meilleure compagnie qu'en aucun Heu du monde. Je n'ai plus qu'une chose à ajouter à cet éloge démon quartier, c'est que vous en êtes, bien que vous habitiez la Ghaussée-d' Antin (cet absurde cloaque de la finance). Oui, madame, vous en êtes par l'esprit, ALFRED DE MUSSET. 181 par les façons d'être et de dire, depuis les pieds jusqu'à •la tête ; vous en êtes par le sang, d'ailleurs, et l'on sait assez que le conseiller de la Verdrillette est de race. « Et, donc, il faut en convenir, s'encoquelucher est divin, et votre petite lettre aussi. Voilà ce que j'ai à vous dire, et cela retardera- t-il ou avancera-t-il la députation ? « C'est à mon étoile à le dire, cela ne me regarde pas. Si on voulait faire des actes héroïques dans notre temps, trouverait-on qui vous comprenne et qui vous aide? J'en doute, et le voudrais possible. « Compliments respectueux. (( Alfred de Musset. » « Étant vivement intéressé, je deviens insatiable ! » dit Ernest Picard, qui, du ton d'une prière, sollicita, avant d'aller plus loin, un petit croquis biographique deM'^^de Belgiojoso. Cela ajouterait encore à l'intérêt avec lequel il allait suivre les sentiments du poète. « Mais, dis-je, vous croirez que je commence un conte de fées. Cependant notre châtelain, là présent, peut exer- cer un sévère contrôle. Je commence! « La princesse Christine possédait tous les dons qu'on attribue à l'enfant dont les fées ont entouré le berceau. Née marquise de Trivulce, à seize ans maîtresse d'une grande fortune, elle épouse le jeune et beau prince de Belgiojoso, Milanais comme la jeune fille; celle-ci, à une singulière et rare beauté, joignait un port élégant et noble, un son de voix enchanteur.... — Oui, vraiment, interrompit d'un ton animé le grand orateur, je vous certifie, mon cher collègue, que, sensible à la musique comme je vous connais, cet organe vous eût tout de suite dompté ! — Dompté ? reprit d'un ton de bonne humeur le député républicain. Je ne suis point une bête féroce, et j'eusse 182 SOUVENIRS DE M""' C. JAUBERT. volontairement fléchi le genou devant cette souveraine beauté. — La princesse, monsieur, avait cent titres encore à vos génuflexions. Une intelligence rare, l'esprit passionné et dominateur, un regard puissant, un courage de sang- froid remarquable et, plus que tout, l'art de plaire, contrepartie essentielle du besoin d'être adorée. — Il est évident, ajouta Berryer à son tour, qu'un grand attrait pour Musset se rencontrait dans cette intelligence unie à la beauté. Il est rare en effet de posséder de tels dons à ce degré éminent. — Cependant, mon cher ami , repris-je, ces deux natures ne se comprenaient pas et ne pouvaient s'en- tendre, tout en s'attirant et se désirant. Aux yeux de la princesse, les hommes formaient une seule et vaste caté- gorie, divisée en trois séries amoureuses : // l'esty le fût, ou le doit être. D'elle je citerai ce propos : « Je ne saurais deviner quel intérêt nous prenons à « l'existence quand les yeux ne nous regardent plus « avec amour. » M Quant à Musset, qui pouvait prétendre à plaire sans ses titres à la célébrité, acquis dès l'âge de vingt ans, il refusait de se soumettre au régime égalitaire, à être tout le monde. Sa nature passionnée alors se révoltait, ainsi que son esprit délicat, sensitif et susceptible à l'excès. — Quels éléments pour traverser la vie, ô poète, poète! soupira Picard. — Heureusement, monsieur, repris-je, qu'une extrême mobilité d'impressions le défendait contre lui-même. Je vais tout de suite vous mettre sous les yeux une lettre qui peint bien le secret de cette nature. « Gela, Berryer, vous amusera à lire haut. Faites-le, je vous prie. » ALFRED DE MUSSET. 183 « Lundi, nuit. « Ma chère marraine, « Je suis allé deux fois chez vous aujourd'hui et je n'ai trouvé que votre femme de chambre. Après cinq parties d'échecs perdues, je m'étais couché de désespoir. La plus aimable et la plus imprévue des rages de dents (grâce à Dieu et au vent qu'il fait) me réveille en sur- saut à cinq heures du matin. Je me relève et vous écris, d'abord pour cesser de souffrir, et ensuite pour vous raconter ce que je vous aurais dit si j'avais pu vous rencontrer. Voici cette lamentable chose qui m'étouffera infailliblement, « Le ciel m'a inspiré l'heureuse idée de sortir ce matin, par un temps à ne pas mettre un parapluie dehors. Je me suis d'abord et avant tout transporté chez vous, où je vous ai dit ce que j'ai trouvé. Sur quoi, je suis allé rue de la Michodière, où j'ai trouvé Desdemona en robe de chambre. Je me hâte de vous dire qu'elle a été tout aimable, que la chose s'est très bien passée, en un mot in tutti fiocchi. Mais voici : (( J'avais eu la fièvre la nuit passée. Je ne vous dis pas ceci, madame, pour que vous le répétiez à ma mère. Ayant donc eu la fièvre, je m'étais revêtu d'une certaine fourrure que vous connaissez peut-être, et comme il faisait très chaud chez Desdemona, j'avais naturellement encore plus chaud. Cela me faisait du bien, il n'y a rien à dire, mais cela se voyait probablement sur mon visage. Or, il y avait là un M. Osborn, lequel est, je crois, pia- niste; mais certainement Anglais. Au milieu des compli- ments les plus complimenteurs du monde, quelques mots de ce devilish language ont été échangés entre Desdemona et l'insulaire. On supposait que je n'y enten- dais rien, et je causais d'ailleurs avec la maman. Ima- 184 SOUVENIRS DE M-"* C. JAUBERT. ginez maintenant que je crois, mais archi-crois, avoir saisi au vol deux mots atroces, que je ne vous répéterai jamais, en manière de plaisanterie sur la fourrure et la chaleur. Je n'ai pas eu l'air de comprendre, et personne n'a pu me dire comme à Mithridate : « Seigneur, vous changez de visage. » a Mais, dites-moi un peu! concevez-vous tout le revers de cette médaille! que j'aie bien ou mal compris, sentez- vous tout le sel de cette plaisanterie^ que mon vieil ennemi le hasard m'a joué? « Si je ne me suis pas trompé (et je ne crois pas m' être trompé), sentez-vous le bien que m'ont fait ces deux mots sans bienséance ni pitié (pour ma fièvre) et presque grossièrement féroces ? « Si je me suis trompé, quel moyen de le savoir? aucun, et, vous me connaissez, me voilà convaincu. Pour la peine qu'il a pu me faire, je n'y pensais plus ce soir après dîner, mais jamais je ne me trouverai vis-à-vis de la demoiselle sans... Que le diable emporte les langues étrangères! a Voilà mon histoire. Ouf! « Je finis de plus en plus ma nouvelle, qui n'en finit pas et qui m^ennuie. 11 n'y a pas de mots, ni anglais ni français, qui puissent l'exprimer. « Compliments désappointés. « Alfred de Musset. » ce Voilà un Osborn que je ne puis souffrir , s'écria Picard ! — Eh bien! repris-je, peu de jours suffirent à la faire oublier. Alfred ne rencontra plus l'Anglais, et, sous le charme du talent de Pauline Garcia, son cœur ému se sentait de nouveau amoureux. — Sans en savoir plus long, dit à son tour Berryer, je ALFRED DE MUSSET. 185 commence à très bien m'expliquer les intermittences que j'avais remarquées dans les sentiments qui parais- saient et disparaissaient, entre la princesse et le poète. — Sans cesse mêlées ensemble, repris-je, ces deux existences n'étaient que brouilles et raccommodements. « J'avais été passer avec M"'^ de Belgiojoso quelques jours à Versailles. J'annonçais mon retour à Musset, et sa réponse, jugez-en, ne soufflait certes pas un vent d'orage, et pourtant celles qui suivirent témoignent des alternatives accoutumées. » « Mardi. « Je vous avais écris une lettre qui commençait ainsi : « Madame, « Je n'ai absolument rien à vous dire de neuf, mais je c( vous écris parce qu'il ne peut pas être que vous m'ayez « donné votre adresse et que je n'en aie pas profité », lorsque j'ai appris par le canal de ma famille que vous deviez revenir dimanche. J'ai donc vu qu'il était trop tard, car c'était un samedi. Cent et un remerciements d'abord pour votre bon envoi. Je ne trouverai jamais le moyen de vous dire le plaisir que j'ai à voir arriver une lettre de vous, à la décacheter, à la lire, avec la certi- tude d'y toujours trouver un mot de vraie amitié, et une bonne nouvelle. Au milieu de ma sotte vie, quand je lis une lettre de vous, je dois avoir un peu l'air d'un homme empoisonné par la fumée de l'asphalte ou du tabac, qui entrerait tout d'un coup dans un jardin, et qui recevrait dans le nez un coup de vent plein de l'odeur des roses. 'c Ainsi donc Elle revient et vous aussi, on va donc pouvoir un peu vivre. « Je voudrais pouvoir répondre quelque chose" à votre gentil mot sur les apparitions, mais les petites tapes de votre petite main sont si douces à recevoir, que 186 SOUVENIRS DE M-' C. JAUBERT. je VOUS avoue qu'elles ne corrigeront jamais guère per- sonne. Quoi qu'il en soit, sachez que votre filleul travaille. « Qu'elle était jolie l'autre soir, courant dans son jardin avec mes pantoufles et un petit bonnet noir et rouge en laine tricotée! je l'ai pourtant senti et c'est vrai. Je ne vaux plus rien, je ne suis plus fou en amour. (( Et vous??? (( Et si on ne l'est plus, qu'est-ce que le reste? Dérai- sonner en conscience, voilà la grande affaire de la vie. Quand on n'ose plus déraisonner, il faut se brûler la cer- velle ou se marier. « Que pensez-vous des trois vers suivants : « Lorsque ma bien-aimée entr'ouvre sa paupière, « Sombre comme la nuit, pur comme la lumière, « Sur l'émail de ses yeux brille un diamant noir. « Je veux beaucoup savoir si vous aimez cela. Je l'ai écrit avec deux bonnes choses^ un petit mot de vous et le souvenir de Paolita. Je vous préviens qu'on l'a trouvé hardi, mais est-il bien sûr que ce soit un défaut que la hardiesse? « Question. Pourquoi les souvenirs de Paohta me reviennent-ils sans cesse en présence de X. . . ? Parlez donc du droit de présence! (( Autre question. Si Paolita, en chantant le Saule, avait l'idée de se retourner un peu de côté (je suis au balcon) et de rendre votre très montmorencique filleul amoureux fou, que signifierait le proverbe des deux lièvres? Ceci est une question philosophique et providen- tielle. « Troisième question. Ne pourrait-il pas se faire que je me trouvasse entre deux selles Fi donc! « Dernière question. Pourquoi l'odeur du patchouli me rend-elle mélancolique, et celle de l'iris joyeux? Cela est un rébus. ALFRED DE MUSSET. 187 « Je donne à votre pied gauche, madame, une poignée de main. « Ces trois vers sont dans l'idylle Rodolphe. » « Alfred de Musset. » « Votre conseil était bon, chère marraine. Venant de vous, il devait l'être, mais, suivi par moi^ j'en avais bien peur. (( Je suis monté, le cœur battant, ce matin en voiture; cependant j'ai déployé le plus beau caractère en des- cendant la côte de Virofïay à pied, et si vous saviez ce qu'il m'a fallu de courage pour sonner à la porte, vous me donneriez la croix d'honneur. L'honnête figure de Piétro elle-même et le salut amical de M. M*** n'avaient pas suffi pour me rassurer. Quand l'astre s'est levé à moitié endormi, voilé de quelques nuages, mais parfaitement doux et charmant, répandant autour de lui les rayons les plus purs, je me suis alors senti un peu ragaillardi, et, ainsi brûlé du soleil en route, je me suis mis à jouer aux échecs au clair de la lune. « (Cette métaphore est un peu romantique.) « Quoi qu'il en soit, la redoutable personne a été... Dieu ! que les mots sont bêtes ! De mon côté, je crois avoir fait mon devoir, n'ayant point grogné, et ayant avalé plus de quatre verres d'eau rougie. Je me sentais quelque chose de si mouton que j'en ai pris en rentrant une bavaroise au lait. « 0 milk and iDaterl » dit Byron quelque part. Mais, dites-moi, marraine, comment se fait-il que j'étais beaucoup plus furieux l'autre jour que je ne suis satisfait ce soir? Quelle férocité! me disais-je l'autre fois; quelle cruauté! quelle horreur! Et ce soir, en roulant avec Tabbé Stefani, je me disais bien tout bas : Quel charme! quel bel et bon enfant! mais, je le répète, je ne suis pas aussi content que j'étais en colère. 188 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. Voilà un vilain sentiment. Pourquoi ? Vous me direz peut- être que cela tient à ce que l'autre fois j'étais furieux sans motif, tandis qu'aujourd'hui j'avais lieu d'être content^ et vous reconnaîtrez là l'adroite et heureuse cervelle de votre déplorable filleul. « Mais c'est une calomnie. Oui, j'ose l'affirmer, je suis aussi reconnaissant que grognon. Ainsi cherchez une autre explication. Je pose la question devant votre sagessp. Si j'osais hasarder un avis, je croirais presque que cela vient de ce que la férocité ne me laissait rien à désirer, et que je ne souhaitais vraiment rien au delà, tandis que la douceur.... Mais vous me ferez part, j'es- père, de votre opinion. (( Bonsoir, marraine. Au milieu des mouches de Ver- sailles, regardez votre petit pied, et songez qu'il y a un merle blanc qui picote à l'entour. Yours. tt Alfred de Musset. » « P. S. — Dites-moi aussi, je vous en prie, ce que vous semble de la phrase suivante : « Il y trouva (c'est d'Origène qu'on parle) cette préfé- « rence passagère pour les soins matériels sur les plaisirs « de l'esprit, si précieuse lorsqu'elle est inaccoutumée et « si douce pour celui qui la cause. » « Je ne cite peut-être pas bien exactement, mais il y a de cela. N'est-ce pas bien dit et bien senti? C'est dans un ouvrage très grave. Sans avoir la prétention de res- sembler à Origène, mon estomac malade en a gardé mémoire. « Alfred de Musset. » « 11 me semble, dit Berryer, que cela est tiré du grand ouvrage de M"'® de Belgiojoso sur le dogme catholique? — Effectivement , votre mémoire ne vous trompe pas, mon cher ami. Une fois la réconciliation accomplie, la ALFRED DE MUSSET. 189 saison d'été nous dispersa tous. Vers le milieu d'octobre, je reçus d'Alfred de Musset une lettre, d'après laquelle je pouvais supposer que son amour pour la princesse aVait rejoint les vieilles lunes dans leur incognito, et qu'il n'en serait plus question. Dites un peu si votre impres- sion est trompeuse comme la mienne? » « Mardi, 17 octobre. « Le bruit court que M""^ Jaubert revient à Paris au mois de novembre. J'espère qu'elle me dira peut-être à son retour pourquoi je ne lui ai pas écrit pendant son absence. Si j'en cherchais la raison moi-même, je me tromperais certainement, et M™® la conseillère, malgré son esprit, s'y tromperait peut-être aussi. « Elle me dira que je suis paresseux, distrait, amou- reux et perdeur de temps, c'est-à-dire badaud et Pari- sien, et c'est vrai, mais ce ne sont pas là des raisons valables, car, avec tout cela^ madame sait mieux que per- * sonne combien j'oublierai d'hommes et de choses avant que Toubli puisse parvenir à elle dans mon cœur. « Je cherche donc en vain le motif de ce silence, et je me vois obligé de dire , avec M. Royer-CoUard : « Un fait ne prouve rien. » a Non, madame, pour ma part du moins, mon silence ne prouve pas qu'il soit poussé le plus petit brin d'herbe sur le chemin de notre amitié, mais de votre côté en est-il ainsi? C'est une question que je n'ose pas me faire de peur d'avoir tort; car j'ai tort, cela est certain, c'était à moi de me rappeler à vous, et une jolie femme, par cela seul qu'elle est femme, n'écrit pas plus la première, même a un ami, qu'elle n'invite des danseurs au bal. Dites-moi si j'ai perdu et ce que j'ai perdu. J'ai peur que ce soit d'abord un peu de confiance; ai-je encore des as dans mon jeu? 11. 190 SOUVENIRS DE M"'« C. JAUBERT. « Convenez que si cette vie est une partie de cartes, je triche quelquefois assez bien, mais que je joue bien mal ! a Pour un diplomate en espérance, je n'ai guère de dispositions, et je n'en suis pas seulement, en fait de science du monde, à la carte de visite. « Un élégant qui « n'est pas mondain! me disait un jourM'"° de Girardin. » Elle aurait mieux dit : « Un élégant qui a des redingotes « décousues et un mondain qui ne va pas dans le monde! » « J'ai pourtant été voir, il y a deux ou trois jours, la très belle marquise votre nièce, que j'ai trouvée sur sa chaise longue, gaie et belle comme une houri. Je ne sais comment elle s'y prend pour rester si jolie; au milieu de ses peines, elle est comme une perle fine dans une coquille d'huître; elle ne bouge pas, mais on l'em- porterait bien si on pouvait. Quant à M'"^ de Vaufreland, je suis tellement honteux quand j'y pense que je n'ose en parler. « J'ai été à Gompiègne, j'ai fait une nouvelle, et quelques vers — c'est tout — et vous?... et vous?? et vous??? « J'ai eu de seconde main, les histoires les plus diver- tissantes sur le Romanesco, etc. J'ai pensé que, si j'eusse été moins sot, j'aurais pu avoir de vous sur ces sujets divers quelques-unes de ces adorables lettres que je garderai toute ma vie comme souverain remède à tous les ennuis. « A propos d'ennui, j'ai découvert une chose. L'ennui m'ennuie, et je n'en veux plus entendre parler, ce qui fait que je me porte mieux. « Adieu, madame. Ètes-vous grandie? « Alfred de Musset. » Plus l'hiver avançait, plus de nombreuses réunions et des soirées intimes rapprochaient fréquemment M'"® de ALFRED DE MUSSET. 191 Bel giojoso et Alfred de Musset, qui se retrouvaient tou- jours avec une animation piquante. Un soir où, chez moi, le poète exerçait son crayon à faire quelques caricatures, la princesse le mit au défi, assurant que cela avait été souvent tenté sans y par- venir. Mussetde se récrier, ajoutant: « La régularité des traits n'empêche rien, je vous assure ! — Voici un crayon, dit la princesse, essayez ; je vous autorise. » Un trait rapide traça un petit trois -quarts, où l'œil immense était placé de face, et, pour la tournure, une pose un peu abandonnée, en exagérant la maigreur, complétait une ressemblance prise en caricature. Toutes les personnes présentes se précipitaient pour voir, et souriaient sans se récrier. Elle, avec un air d'in- différence de très bon goût, répéta : « Il y a quelque chose, » et ferma l'album. Mon rôle de maîtresse de maison m'y autorisant, je m'emparai du livre et le mis à l'abri des curieux. « Vous avez brûlé vos vaisseaux, dis-je au poète. — Cependant, madame, je n*ai jamais été plus épris qu'en la regardant tandis que je traçais ce croquis. — Tant pis, dis-je vivement, vous l'avez blessée. » Peu de jours après , la lettre suivante me donna raison. c( Marraine ! î a Le fieux est déconfit!!! « Savez-vous ce qu'a fait cette pauvre bête ? « Il a écrit à cœur ouvert, comme un panier, sans rien cacher, sans rien enjolive?^, sans rien mitonner^ sans rien mtgnonner^ sans rien de rien. « On lui en a flanqué sur la tête. 192 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. « On lui en a fait une réponse, ô marraine I! une ré- ponse IMPRIMABLE. (( Oui, madame, o-u-i, cette réponse pourrait et devrait peut-être être typographiée. On y trouve la plus noble fierté a 80 degrés (non centigrades) au-dessus de zéro, et le calme le plus parfait à 120 degrés au-dessous. Ce qui représente une force de 200 chevaux, .ou approchant. « Et savez-vous ce que cette pauvre bête a commencé par faire en recevant cette réponse immortelle, ou du moins digne de l'être? « Il (c'est moi) a commencé par pleurer comme un veau pendant une bonne demi-heure. « Oui, marraine, à chaudes larmes, comme dans mon meilleur temps, la tête dans mes mains, les deux coudes sur mon lit, les deux pieds sur ma cravate, les genoux sur mon habit neuf, et voilà, j'ai sangloté comme un enfant qu'on débarbouille, et en outre j'ai eu l'avantage de souffrir comme un chien qu'on recoud (métaphore chasseresse). « Ensuite je me suis trouvé, comme bien vous pensez, dans une vexation si cossue que je nageais dedans. Ma chambre était réellement un océan d'amertume, comme disent les bonnes gens, et je piquais des têtes dans ce lac, coup sur coup. Vli! vlan! flan ! pagn! etc. « Ensuite, après cet exercice, j'ai été dans une colère monstrueuse, il m'est impossible de vous dire contre quoi, mais j'ai été très en colère, et cela a duré au moins deux heures. Béni soit Dieu que je n*aie rien cassé. « Ensuite j'ai commencé à me sentir fatigué, et je me suis remis à pleurer, mais très peu, seulement pour me rafraîchir. « Ensuite, j'ai mangé quatre œufs. « Ils étaient sur le plat. « Après quoi, je me suis senti fatigué (après quoi veut ALFRED DE MUSSET. 193 dire à présent). J'ai tellement soutfert que je n'en peux plus, et c'est pourquoi je vous dis des bêtises. « Si vous voyiez ma figure, c'est à crever de rire, j'ai les cheveux à l'état de futaie ; l'œil gauche qui me sort de la tête, l'œil droit qui pleurotte encore, et qui est à demi fermé et très poché, le nez rouge comme une ca- rotte et le visage allongé comme un vieux masque mouillé à la foire aux pains d'épices. a 0 amour! ce sont là de tes jeux! « Que le diable emporte les jeux de l'amour, ils sont encore pires que ceux du hasard. « Sacrebleu ! marraine, que ça fait de mal, ces petites plaisanteries-là ! (( Sérieusement, a Je m'abstiendrai dorénavant de toute correspon- dance ou rapport quelconque avec Son Altesse Sérénis- sime; sous aucune espèce de prétexte^ je n'en joue plus. « De plus. « Je vous autorise formellement, vous, madame Jau- bert, domiciliée dans la rue où est votre maison, âgée d'autant de printemps que leslilas de l'année prochaine, petite de taille et saine d'esprit, ce qui est fort heureux pour vousje vous autorise, dis-je,à dire à M. le docteur ceci : « Vous avez trouvé mauvais que mon fieux vous ait dit l'autre jour : « Ça ne fait pas mon compte. » Il a l'hon- neur de vous, dire aujourd'hui : « Ça fait mon compte. » c( Alfred de Musset. » Ici se rencontre un billet me remettant en mémoire un détail. Alfred de Musset, agité par la dernière brouille, qui le séparait sérieusement, protestait-il, de la princesse, vint me trouver. « Ce n'est ni chez elle, ni chez vous, madame, que je 194 SOUVENIRS DE M-» C. JAUBERT. voudrais la rencontrer, mais, si j'étais invité au bal de ^me ^Q T..., ce serait différent. » Aussitôt son nom prononcé, j'obtins Finvitation. Or, voici la réponse qu'il y fit : a J'ai profondément réfléchi et j'ai découvert que ce n'était pas la peine. Je n'irai pas vendredi. (( Ce qui n'empêche pas, mais pas du tout, que je ne vous remercie de tout cœur d'avoir pensé à moi qui n'en suis guère digne. « Vous êtes bien toujours vous, ma belle marraine, c'est-à-dire toujours bonne. « Dites, je vous en prie, à la comtesse que j'irai indubi- tablement lui faire visite d'ici à ma mort, dans toutes les règles, avec carte et en grande tenue. Et ajoutez que si mes profonds respects et très humbles excuses ne peuvent la toucher, il ne me reste plus qu'à lui dire ce qu'une religieuse disait à sa supérieure : «Si vous n'êtes pas contente de moi, couchez-vous auprès. » c( Compliments sincères. c( Alfred de Musset. « Mercredi soir. » Un mois s'écoula, le printemps était arrivé, un ami d'Alfred de Musset me dit : Ne vous étonnez pas de son absence ; avec cette soudaineté que vous lui connaissez, il est parti pour la campagne en Normandie. Je ne pus résister à le plaisanter sur cette vigoureuse résolution d'absence, et il me répondit par la lettre suivante, bientôt suivie d'une autre où l'accent du départ avec séjour à la campagne a déjà moins de fermeté. « Marraine, « Il vous est arrivé certainement très souvent de souf- fler dans un ballon sec, avec un tuyau de plume : vous ALFRED DE MUSSET. 195 l'avez VU passer de l'état de parchemin à celui de melon, et, si vous avez continué à souffler, pouf ! « Yoilà l'eff'et qu'a produit sur moi votre phrase : « Le serpent n'allaitpas en Normandie chercher des pommes. » « Je vous défie vous-même d'avoir plus d'esprit que ce mot-là. Dites donc ! comme c'est gentil, vous! « Quel dommage de passer sa vie à dire : quel dom- mage ! a Une chose qui me semble singulièrement bizarre, c'est que ce beau mandarin déguisé en princesse vous embobine avec ses grands yeux cruels au point de vous inoculer le goût des sermons. « Quant à moi, voici mon opinion tout entière : {Ici deux feuilles blanches.) f( Vous comprenez, j'espère, qu'après ce que je viens de vous dire , vous n'avez plus la moindre obser- vation à me faire. Je ne pense pas qu'on puisse rien ajouter à un plaidoyer aussi éloquent. Et je vous prie de ne pas me plaisanter, parce que j'ai coupé un papil- lon au vol, l'autre jour, à trente pas, avec un fusil que je tenais au bout de mon bras en manière de pistolet, de- vant deux témoins; ainsi... ah, mais!... et j'étais assis sur un perron, et je venais de mettre 49 grains de plomb (comptés) dans un morceau de papier gris, tout en reli- sant les traductions de Leopardi, auxquelles je souhaite le même bonsoir qu'à bien d'autres choses. « Il est certain que je suis horriblement amoureux; mais je ne sais plus de qui, c'est peut-être de vous, et je ne sais pas trop comment mettre mon adresse. Si je mettais par exemple : « A Madame la prinJaucesse bert de Bel rue Taitgio- joso bout? croyez-vous que cela irait à Saint-Germain? « Vous dites que vous m'aimez à tort et à travers, et moi à droit et à raison. K Le Fieux. » 196 SOUVENIRS DE M"« C. JAUBERT. « Jeudi, campagne. tt Eh bien, madame, vous ne vouliez pas le croire. Qu'est-ce que vous dites maintenant? Suis-je parti ou non? hein??? « Hélas ! je ne suis que trop parti. En bonne conscience savez-vous ce que j'ai fait là? la chose du monde la plus sage et la plus stupide qu'on puisse voir. a Raisonnez un peu et dites-moi : il n'y avait moyen d'arriver à rien de bon ; danger de s'aigrir, comme vous le prévoyiez très justement; ilem, raison de souffrir, et de souffrir très sérieusement malgré toutes mes plaisan- teries, etc. ; donc,ydX fait pour le mieux en partant, parce que le voyage distrait, parce que l'absence fait oublier, parce que le parti-pris rend le sang-froid, etc., en un mot il aurait pu m'arriver malheur et il ne m'en arrivera pas, à moins que le diable s'en mêle. « Mais, marraine, mais, madame, mais écoutez donc, mais il aurait pu m'arriver bonheur; entendons-nous, car je ne suis plus fat, il y aurait très certainement pu y avoir entre cette personne et moi un lien, une affec- tion, qui, avec un peu d'habiiude et de vieillesse, aurait pu devenir une chose très gentille, sans même coucher tout à fait ensemble, mais seulement sous le même toit. Or, maintenant, je parle très sérieusement, me connais- sant fort bien comme je suis, tout est absolument rompu net. Ce sera la seconde édition de mon histoire avec Rachel, que j'ai plantée là par mauvaise humeur, sans aucune raison valable ; laquelle Rachel s'est piquée, a voulu dire qu'elle m'avait planté là la première, lequel moi me suis fâché tout rouge, lettres échangées, tapage, criailleries et finalement eau de boudin. « Voilà approchant ce qui m'advient derechef au sujet de cette belle personne méridionale. Je casse un pot ALFRED DE MUSSET. 197 renversé,, disiez-vous très bien l'autre jour. C'est exactly true. Personne n'est plus faible, plus tergiversant, et plus poule mouillée que votre indécrottable filleul, mais, une fois le'pont passé, bonsoir la rivière. Ce n'est pas du courage que j'ai, c'est une espèce de besoin d'aller, comme un cheval qu'on entraîne, qui fait que je ne reviens plus surune barrière franchie. C... est maintenant comme morte pour moi. — Comparaison : Figurez-vous un œuf, qu'on fait danser dans sa main, qui est bien frêle, bien léger, mais toujours très bon à faire cuire et très prêt à se laisser mettre au pot tant qu'il n'est pas cassé. Mais une fois tombé par terre et cassé, il n'y a pas de cuillère, il n'y a pas rien qui puisse remettre le jaune dedans et le faire redevenir œuf ; il ne reste qu'une coquille en mor- ceaux et un petit gribouillis. , « Tel est l'état de mon aimable cœur. « Eh bien, marraine, je prends la liberté de dire, et j'en ai le droit ou le diable m'emporte, dussiez-vous me trouver outrecuidant, ces femmes qui font les bégueules, qui me maltraitent, me méconnaissent, me font souffrir à plaisir, et finalement se font haïr de moi, sont des sottes en toutes lettres : ce n'est pas leur intérêt, ce n'est pas leur instinct, ce n'est rien que de la blague ^h. laquelle je ne me trompe pas. Qu'est-ce que c'est, je suppose, que Marco m'écrivant du haut de ses grands yeux que « le seul bon effet des succès trop faciles, c'est d'empêcher qu'on ne s'obstine aux succès impossibles? » a Qu'est-ce qu'elle veut dire avec ses succès faciles? certes rien n'était moins facile que certains succès (quel mot horrible) que j'ai en mémoire, et rien n'était moins impossible qu'Elle. Qu'est-ce que c'est que cette manière de traiter en petit garçon ou en libertin usé un homme plus jeune qu'elle, qui, au fond, la vaut bien, qui se laisse faire par faiblesse, ou plutôt, comme disaient nos pères, par mignardise, mais qui peut se redresser si on lui 198 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. marche sur la queue? Sottise! marraine, vanité qui se trompe et qui manque son but en voulant aller au delà! « Qu'aurait-elle dû faire ? diriez.-vous peut-être, céder? faut-il donc céder sous peine d'encourir l'auguste colère de monsieur ? (( Non, marraine, mais seulement comprendre, ne pas feindre de croire ni vouloir faire croire qu'après quelques années d'une vie mondaine, on est la présidente deTourvel,ne pas profiter de ce qu'on voudrait se rendre inrèconnaissable pour méconnaître les autres. Savoir à qui on parle, en un mot avoir la moitié seulement du bon sens, de la délicatesse et de la franchise d'une amie à Elle, qui sait la différence qu'il y a entre un bœuf et un bouvier. « Voilà mon dire. Maii^tenant j'ai les côtes rompues, et très mal aux genoux, parce que je m'en viens de courir après un chevreuil qui s'en moquait bien et qui avait raison. Mais je me moque bien de lui à présent que j'ai ôté ma veste, et que j'ai changé de bottes, ceci n'est point une métaphore. Je rentre de la chasse, et j'ai une quantité très suffisante de lieues dans le dos. c< Et je vous assure que le célèbre poète Horace, lors- qu'il a dit que le chagrin montait en croupe derrière le cavalier, a dit une bêtise pommée. Le chagrin tombe de cheval à chaque temps de galop. a Je vous écris avec le cœur libre, la conscience tran- quille, et les mains (mille pardons) sentant l'écurie. «Adieu, marraine, il yabienpeude monde que j'aime autant que cette petite fée toujours bonne, qui se tient debout sur vos petits pieds. Yours. « Alfred DE Musset. « Au château de Lorey, près Pacy-sur-Eure. » « Il y a vraiment, remarqua le châtelain, dans les allu- res de Musset, quelque chose de flottant, de changeant, ALFRED DE MUSSET. 199 que je ne m'explique pas. Qu'en pensez-vous, madame, vous disposée aux interprétations favorables ? — Je suis forcée de convenir que les apparences vous donnent raison. Je pense même que, dans l'intérêt de notre poète, je dois dire quelques mots d'un épisode mystérieux qui était venu prendre place dans son exis- tence, et auquel se rattachent quelques passages obscurs de la correspondance. a Ce fut chez la princesse, lors d'une soirée dansante, que pour la première fois Musset aperçut M"^ de G... Sur- le-champ il demanda à lui être présenté, sans cacher à M""® de Belgiojoso l'admiration que lui causait la vue de cette nymphe de l'Albane, qu'il voudrait, ajoutait-il, animer par une valse. L'instant d'après, tous deux tour- billonnaient sur la mesure à deux temps, avec tour à tour emportement et désinvolture. Quand ils gagnèrent leurs places, tous deux étaient pâles; lui souriait, devinant le trouble qu'il faisait ressentir; elle, qui, jusqu'alors', rejetant toute proposition de mariage, répétait avec fierté : Je m'appartiens ! dès ce premier moment s'in- terrogeant, murmurait : Ai-je donc trouvé un maître? a Je tiens ces premiers détails d'Alfred, et par lui je sais aussi que cette beauté vivait en province , où son père occupait une position militaire considérable. Orphe- line de mère, lisant ce qui lui plaisait, elle s'était depuis longtemps émue à la lecture des œuvres du poète, dont toutes les poésies paraissaient lui être familières. Durant cette première rencontre chez la princesse, une seconde valse eut lieu entre les mêmes partner, et, cette fois, les grands yeux de la maîtresse de la maison demeurèrent obstinément attachés sur le couple valsant. Lorsque en- suite Musset, s'approchant de la princesse, voulut re- prendre la conversation sur le ton accoutumé, elle lui répondit avec une distraction dont il sentit l'impertinence voulue. Il prit au même instant la décision d'un second 200 SOUVENIRS DE M™« G. JAUBERT. départ pour la Normandie, qu'il exécuta peu de jours après. Je le désapprouvais et je n'y croyais pas. « Le lendemain de cette soirée valsante, je reçus à mon lever le mot suivant de M™^ de Belgiojoso : « Chère Caroline ! « Qui ne s'éveillerait en voyant ce beau soleil? Je crains de devenir idyllique ; car je me surprends à regarder cette belle lumière avec passion. Je comprends toutes les belles dames qui se sont laissées attraper par Apollon, et je ne les plains pas trop. « Samedi sera donc pour moi un jour de fête, mais si mon soleil demain était aussi beau, et moi aussi animée, je pourrais devancer samedi et faire une reconnaissance à pied jusque chez vous. a Mille tendres amitiés. « Christine. » «La visite annoncée suivit de près la lettre. La princesse, dès l'abord , parla de sa soirée et de la beauté de M"^ de C. . . sans affectation; elle en paraissait enthousiaste. « — Quelle grâce! s'écriait-elle, quelle élégance dans cette tournure ! et ces petits pieds à la Française.... (( — Parlons aussi, ajoutai-je, de la jeunesse de son visage. (( — Ses yeux sont d'un bleu foncé semblable au firma- ment, reprit comme conclusion à l'éloge M°^^ de Belgio- joso. « — Mon amie, dis-je, surprise, je vous ai rarement vu goûter aussi vivement une beauté du Nord. (( — C'est que rarement j'ai rencontré chez une blonde l'accent entraînant de nos beautés méridionales. A Paris, jusqu'ici, seule, la duchesse d'Elchingen m'avait inspiré pareil sentiment d'admiration; j'espère, continua la prin- cesse, que M. de Musset appréciera comme je le fais la . ALFRED DE MUSSET. 201 beauté de M"^ de C... et cela amènera une heureuse diversion au sentiment qu'il croit ressentir pour moi, et qui gâte absolument nos relations. » « Je me pris à rire en hochant la tête. « — Que voulez-vous dire? demanda la princesse. « — Que cette façon de guérir un cœur blessé par une blessure nouvelle n'a pas toujours réussi. Que ce serait un grand hasard que le remède se trouvât précisément à côté du mal ; qu'Alfred de Musset me paraissait disposé à surcharger son cœur plutôt qu'à l'alléger. Qu'il était plus aisé de donner la fièvre que de la couper. » Enfin je débitai une morale à la Sancho Pança qui finit par un bon accès de gaieté pour toutes deux. Comme il est assez difficile au Parisien de partir du jour au lendemain, quelques journées s'écoulèrent, et je pensai que la boutade campagnarde de Musset n'aur^t pas lieu. Mais point. Ce furent des adieux qu'il me vint faire, évitant de ramener la conversation sur M"^ de C. . . Il paraissait très irrité contre la princesse, répétant : « Je saurai lui faire voir qu'elle n'a pas le droit de me traiter aussi légèrement ! a — M'écrirez-vous de votre Normandie ! demandai-je. « — Certes oui, répondit-il. Dans tous mes chagrins, chère marraine, c'est ma seule consolation. A bientôt! » fit- il en s'éloignant. Je demeurais songeuse, quand la porte s'ouvrit de nouveau ; Musset revenait sur ses pas. « J'oubliais, m'expliqua-t-il d'une façon fort em- brouillée, que je dois au passage m'arrêter chez un ami, et je ne puis souffrir l'idée d'une lettre de vous égarée ; il vaudra mieux ne m'écrire qu'après que je vous aurai annoncé mon arrivée. » Au même instant, une sorte de lumière soudaine m'éclaira sur ce voyage. Au mystère se relia pour moi le souvenir de la belle M"^ de C..., son séjour en pro- 202 SOUVENIRS DE M--^ C. JAUB.ERT. vince... avais-je tort ? Enfin, messieurs, je laisse à vos suppositions le champ libre, puisque sur cette phase d'une vie agitée, même avec moi, le poète demeura toujours fermé. — J'use de la permission, madame, je me déchaîne, s'écria l'avocat député. Je ne mets pas en doute une pas- sion pourM"^ de G..., la belle des belles. Gela donne rai- son aux torts du poète à l'égard de cette princesse, agis- sant en enfant gâté en ce qui touche au sentiment. Non, ce n'est plus d'elle dont je suis épris, mais de la déh- cieuse blonde, et du mystère qui l'enveloppa. — Moi, dit Berryer, j'aurais, volontiers, fait comme Alfred, place aux deux. — Reprenons la correspondance, dis-je, et les intelli- gences suppléeront aux lacunes, car les lettres ne se sui- vent pas, ou peu, durant ce temps de fermentation, pen- dant lequel l'on ne saurait dire si ce fut l'amour ou bien la haine qui inspira les vers publiés swr une morte. » « 9 octobre, à Augerville. ce Madame, « Vous êtes à la campagne, vous. Je suis à Paris,, moi ; pas pour longtemps. Je suis allé ce soir chez vous, et je puis vous assurer que vous n'y étiez pas. « Ne devant partir qu'à sept heures, j'ai eu tort de me lever à cinq heures du matin. Mais je suis arrivé à Passy à huit heures moins vingt minutes, il y avait à peu près un quart d'heure que la voiture avait passé. J'ai pris immédiatement un cabriolet pour aller à Vernon trouver le bateau. 11 s'est« cassé en frappant sur un rocher, parce que l'eau est fort basse. Un tapissier qui était là m'a pris dans sa carriole pour me mener à Mantes, que dis-je? à Saint-Germain, et même au Pecq. Mais sa voi- ture était si dure, et j'avais tellement envie de dormir, ALFRED DE MUSSET. 203 que je me suis arrêté à Mantes : si vous y passez jamais, je vous prie d'aller à une auberge qui s'appelle \q Rocher de Càncale^ ni plus ni mpins; il y a là une personne char- mante qui balaye, elle est brune comme le diable, et ronde comme un chou. Je m*en suis donc allé de Mantes dans un autre véhicule dont je ne puis vous envoyer que les initiales, T. C. ou P. D. G. Mais je n'ai mis que six heures, pour faire sept lieues, en tête à tête avec un ton- nelier obligeant, qui avait bien voulu par grâce ne me prendre que quinze francs pour cette traversée; sa jument (gris pommelé) lui en avait, à ce qu'il disait, coûté trente, en sorte que, tout en carambolant de tapissier en tonnelier, et de T. C. en P. D. C, j'ai cru plusieurs fois mourir; mais je suis, cependant, arrivé à ma grande stu- péfaction. Et c'est alors que je suis allé rue Taitbout. Et quand on a une si petite marraine, il me semble qu'on devrait au moins la trouver. Point de marraine. Où êtes- vous? je l'ignore; et ce n'est pas moi qui irai chercher votre pied dans une botte de foin. J'ai à peu près com- pris dans le baragouin de votre concierge endormi que vous étiez chez.... Quant à File, à présent que mon parti est pris de ne plus la revoir, je puis vous dire franchement mon opinion sur elle. JeTaime, je l'aime, je Taime, et je l'aime beaucoup. « Et vous aussi. C'est fâcheux, mais je n'y puis rien. « Alfred de Musset. » « Dimanche soir. « Encore une raison qui fait que je vous réponds tard, c'est que je vous garde pour la dernière par gourman- dise, et, en vérité, si on se plaint de la nécessité des visites en hiver, on devrait se plaindre bien davantage de la nécessité des réponses en automne. C'est une des plus monstrueuses corvées que la nécessité de parler 204 SOUVENIRS DE M™« C. JAUBERT. sans rien dire ait jamais fait inventer. En visite, du moins, on n'a pas quatre pages blanches devant le nez avec l'obli- gation d'écarter ses lignes pour les remplir; on a la permis- sion de regarder la porte et l'espérance que M™'=***ou M. *** vont apparaître. Mais les gens qui sont ou croient être à la campagne abusent de l'absence. Et notez bien qu'on ne leur a pas plus tôt répondu, à grand'peine, à grand renfort de besicles^ comme dit Courier, que c'est exacte- ment comme si on n'avait rien fait ; la réplique arrive, et, au moment où on regarde dans le panier les lettres répondues avec la satisfaction d'un devoir accompli, on en trouve sur sa table de toutes fraîches, avec de beaux cachets tout neufs, qui vous attendent d'un air ga- lant. Seigneur Dieu!!! « Alfred de Musset. » « Vendredi 28. « Ce qui fait qu'on n'a pas répondu plus tôt à sa mar- raine, c'est que le fieux vient de passer six jours au Ht avec la fièvre, ne pouvant ni manger ni dormir, ni rien de rien..., fruit de sa sagesse. « Monsieur mon frère a profité de cela pour me jeter sur la tête des plâtras de raisonnements très moraux, qui me prouvaient comme quoi c'était ma faute si j'étais depuis ce temps-là dans mon lit, trempé comme une soupe et la tête à l'état de marmite autoclave. J'ai fort goûté ses arguments, mais j'aurais mieux aimé la sœur Marceline. Je l'ai envoyé demander au couvent; hélas! marraine, elle n'y était pas. Au lieu d'elle, on m'a déco- ché une grosse maman, véritable nonne de La Fontaine (sauf la gaudriole), mais grosse, grasse, fraîche, mangeant comme quatre, et ne se faisant pas la moindre mélan- colie. Elle m'a très bien soigné et fort ennuyé. Ah ! que ALFRED DE MUSSET. 'ÎO:) les sœurs Marceline sont rares î combien il y a peu, peu d'êtres en ce monde qui sachent faire plus, quand vous souffrez, que vous donner un verre de tisane! Combien il y en a peu qui sachent en même temps guérir et consoler! Quand ma sœur Marceline venait à mon lit, sa petite tasse à la main, qu'elle me posait la main sur le front, et qu'elle me disait de sa petite voix d'eiîfant de chœur : « Quel nœud terrible vous nous faites là! » (elle voulait dire que je fronçais le sourcil), pauvre chère âme! elle aurait déridé Leopardi lui-même, au beau milieu d'une conspiration ou d'une partie d'échecs perdue. « Parlons raison. Oui, marraine, j'ai trouvé dans Arsace^ Pauline fatiguée, et. ne vous en déplaise, j'ai applaudi la Grise pommelée^ non pas encore et encore, comme vous dites, mais à un seul endroit, où, ne vous en redéplaise, vous l'auriez applaudie vous-même, oui, vous-même, puissant maestro, de vos petits gants glacés. Jugez quel retentissement dans la salle! et je dis encore que Grisi est insupportablement commune, vulgaire, et tant qu'il vous plaira, mais elle est souvent belle dans Sémiramis ; c'est son rôle, etpuis, enfin, que vous dirai-je? on l'entend. Or, on n'entendait pas Paulinette. Que diable! Ayez les meilleures intentions du monde, si je ne vous entends pas, bonsoir. Je ne renie pas le talent de Pauline, je ne jette personne à la rivière, mais elle n'avait pas trop de force, et elle en a perdu beaucoup. Écoutez donc, il ne faut pourtant pas que je sois si bête de le trouver, puisque tous les journaux l'ont dit, et le public idem. « En outre, il faut savoir qu'elle a dans ce même Arsace un costume.... aïe, aïe! Figurez-vous d'abord un cotillon bleu tout rayé avec un manteau blanc. Bon, y êtes vous? Maintenant imaginez, sortant dudit cotillon, c'est-à-dire tunique,. deux jambes rouges, également rayées, pivotant sur une énorme paire de brodequins jonquille. Bon ! y êtes- vous encore? A présent peignez-vous un bonnet soi-disant 12 206 SOUVENIRS DE M-^ G. JAUBERT. phrygien, à peu près semblable à ceux qui coiffent les marottes, avec un crochet au bout qui ballotte à chaque trille, et sous ce bonnet, — pauvre Paulinette ! pendant que je l'habille ainsi, son petit portrait est là devant moi, qui me regarde d'un petit air boudeur et bon enfant, — tenez, vous avez raison, je ne vaux plus rien. Elle est charmante, elle est pleine d'âme, plus distinguée cent fois que tous ces braillards-là. Mais, aussi, quelle idée de se marier? Enfin... c( A propos de ce que je ne vaux rien, savez-vous une chose? J'ai découvert que la fièvre, la diète, le sirop de violettes, et la vue d'une religieuse qui prie le bon Dieu sont des choses excellentes contre la férocité. Oui, mar- raine, et je me confesse à vous. Pendant que j'étais raide comme un bâton sous quatorze couvertures, suant à grosses gouttes et toussant à casser les vitres, j'ai pensé à mes derniers vers, et je les ai sincèrement regrettés, mais très sincèrement. C'est mal, c'est absurde, non pas de les avoir faits, mais de les avoir imprimés. — « Voilà « ma bête, allez-vous dire, il est bien temps maintenant! » et vous allez me comparer à cet homme prudent qui, ayant parié de traverser un bassin gelé pieds nus sur la glace, arrivé au milieu, trouva que c'était trop froid, et revint sur ses pas au lieu de continuer. Eh bien, non, en tout honneur, je ne l'aime plus, du moins je ne souffre plus seulement pour deux sous quand j'y pense; je n'ai aucune espèce d'envie de me rabibocher, comme disent les gamins. Mais je ne suis pas content : je voudrais qu'il y eût un moyen quelconque de réparer la chose. « Trouvez-moi donc cela, vous. — Mettez votre men- ton dans votre main, appuyez votre coude sur votre jarretière, brûlez-vous le bout du pied, et donnez-moi un conseil. 11 est positif que personne ici n'a cru les vers adressés à Uranie. Ni mon frère ni moi n'avons entendu ALFRED DE MUSSET. 207 âme qui vive les lui appliquer. La trompette Bonnaire n'y aurait pas manqué le. cas échéant. « Ainsi voyez un peu, et dites-vous bien que je ne veux pas de réconciliation, sous aucun rapport, aucun rappro- chement. J'en ai bien assez, à présent que c'est fini. Mais je sens que j'ai été trop loin, et je voudrais revenir sur l'impression laissée. « Adieu ! marraine. Rachel joue Frédégonde mardi. S'il vous amuse d'avoir des nouvelles, je vous en enverrai. « Votre filleul plein de sirop. » « Est-ce que nous sommes brouillés aussi, marraine? Est-ce que vous êtes tout à fait passée à l'ennemi? ou bien est-ce que la susceptibilité est contagieuse, et vous êtes-vous piquée d'une plaisanterie? vous, le bon sens et l'indulgence personnifiés? Il faudrait que Texemple eût bien de l'empire. « Je désire vous apprendre que je me porte beaucoup mieux que lorsque je me portais plus mal, et que mon cœur commence à se secouer les oreilles. Je ne veux point vous dire que j'aie tort ou raison, parce que vous êtes trop lombarde dans ce moment-ci ; je ne veux que constater un fait, et que vous m'accordiez la permission de m'en féliciter moi-même à défaut des autres. Le fait est que j'ai rudement souffert, et c'est pourquoi je suis digne de pardon ; car on doit pardonner à ceux qui souf- frent; bien rosser et garder rancune, vous le savez, est par trop féminin ; il est vrai de dire aussi que, comme c'est moi qui ai cassé les pots, il est juste que je les paye. Ainsi fais-je, et je ne dis rien. « La princesse Turandot (je ne suis pas Kalaf) ne sait pas le mal qu'elle m'a fait, sans quoi elle eût été moins féroce. Elle n'a jamais voulu entendre la chose du monde la plus claire, c'est que « les soucis très réels, très maté- 208 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. a riels et très sérieux que j'avais, rendaient beaucoup c( pire mon état fâcheux à son égard ; et je puis dire que (( je défie qui que ce soit d'avoir seulement l'humeur (( égale dans les circonstances où je me trouvais. Vous « comprenez bien que je ne pouvais lui faire des confi- « dences sur des affaires qui ne m'appartiennent pas à a moi seul » ; mais il me semble qu'elle aurait pu sentir qu'il y a des moments dans la vie de ce monde où un homme change de caractère bon gré mal gré, et lorsqu'il a l'avantage, en outre, d'être naturellement grognon, il peut le devenir encore plus. a Ainsi cette belle Turandot m'a pris au mot sur toutes les maussaderies que j'ai faites, et, d'une autre part, elle n'a tenu aucun compte de mes bons mouvements. Je lui ai parlé à cœur ouvert, sottement et maladroitement si vous voulez, mais franchement; elle m'a répondu avec le calme et la gravité d'un mandarin. « Voulez-vous me permettre, marraine, de vous faire, une comparaison? Il y avait, à la révolution de Juillet, un pauvre diable de soldat suisse qui avait reçu trois ou quatre chevrotines dans la poitrine ; il était inondé de sang et il se traînait le long d'une muraille dans la rue Croix-des- Petits-Champs. Une aimable dame, qui demeurait au second étage, ouvre déUcatement sa fenêtre, aperçoit le Suisse au-dessous d'elle, et, pour montrer son patriotisme, elle prend un pot de fleurs, et, vlan! elle le jette sur la tête du soldat. Voilà^ au moral, ce que votre amie a eu la bonté de faire à l'égard de votre filleul. Et je dis qu'il y a moins de différence qu'on ne croit entre une action physique et une action morale. Je dis qu'il est au moins bizarre qu'on plaigne un homme qui a une crampe d'estomac et qu'on l'assomme quand il a le cœur en compote. a Je vous répète encore, marraine_, que je ne prétends pas avoir raison, et que je vous regarde comme complè- ALFRED DE MUSSET. 209 tement vendue au pouvoir dans ce moment-ci. Je dési- rerais seulement savoir si nous sommes brouillés. Quant à moi, vous savez que je suis un filleul pur sang, qui se laisserait plutôt enlever en l'air par la peau du cou sans crier comme un boule-dogue que de ne pas aimer sa marraine quand même à pied et à cheval. ce Alfred de Musset. » « Vendredi, octobre. « Ainsi donc Uranie n'a pas lu la Revue! Vous ne croyez pas, j'espère, que je crois que vous croyez que je le crois. Ce genre de plaisanterie m'est étranger, vous le savez, et ma belle petite marraine connaît trop bien le cœur du fieux qu'elle a pour imaginer qu'il donne dans ce godant, lui qui n'admet pas les névralgies, ou qui, du moins, ne les admet que sous le rapport d'une mauvaise dent, chose que je connais et respecte, parce que cela fait un mal de chien. Mais quant à ce qui est d'avoir une brochure sous le nez, dove di voi si favella, et de ne pas l'ouvrir, no, my dear lady Jeant^ believe. « Vous êtes peut-être (je n'en sais rien , mais vous en êtes capable), vous êtes peut-être de bonne foi en m'écrivant ce beau trait d'une noble fierté; car, sans plaisanterie, avec tout votre esprit, qui est, au vu et au su de tous, un des plus fins du monde et un des plus exquis, vous êtes d'une innocence si baroque par mo- ments ! Mais non, que je suis bête ! vous êtes femme au moins autant que moi, et vous ne croyez pas plus que moi à ce que vous m'avez raconté. En tout cas je n'y croirai jamais , quoi que vous-même en disiez , pas du tout ni en aucune façon, pas même quand même. a Tant y a qu'il y a longtemps que j'ai envie de faire une nouvelle qui s'appellera la Bascule, c'est-à-dire, en 12. 210 SOUVENIRS DE M"" G. JAUBERT. général : Je t'aime si tu ne m'aimes pas, je recule si tu avances, etc., etc., ornée de quelques détails vrais. Ceci ira et même pourra aller, et grossir le petit Tom Jones (tome Jaune) d'une demi-centaine de pages. En partant de l'escalier, non sans s'asseoir sur la première marche, et en allant de là jusqu'au palais et même plus loin; qu'en pensez-vous ? En route, comme dit Odry, on est toujours libre de s'égarer. Cette idée, me sourit, et voulez-vous me permettre de vous dire une chose où va éclater toute ma modestie? « Si Elle ne le lit pas..... eh bien... eh bien, il y en aura d'autres qui le Hront. » Et notez bien, marraine, et il est presque impossible à quelqu'un d'être tout le monde. ' « — Mais, fieuxj ce ne sera pas bien de votre part. Un homme de bonne compagnie, dont Pierre, Pietro ou Peters a ciré les bottes, brossé les habits, ne doit pas mettre une châtelaine dans la Revue, ni la brocher en jaune serin; et si vous faites une chose pareille, Pierre, Pietro ni Peters ne cireront plus vos bottes ni ne vous brosse- ront plus rien. » « Marraine, il est vrai, il faut que je renonce à sentir la présence de votre petit et charmant vous, en avalant du macaroni aux tomates, et à regarder les petits bou- tons d'oranger blancs enchâssés dans du satin groseille qui servent de dents à cette belle personne dont vous êtes, je ne sais pourquoi, la mère. Il faut que je renonce au nez de Leopardi, à la bosse de B...^ aux favoris de M. V..., et à autres choses. « Mais, je vais vous dire, on m'a fait enrager. Vous ne savez pas, marraine, non ! vous ne pouvez pas savoir à quel point on m'a tué, éreinté, abîmé, comme on m'a attiré et laissé faire, quelle profonde, perverse et mal- faisante coquetterie on a employée de sang-froid avec un pauvre diable qui aime de tout son cœiir, qui se livre comme une bête, qui s'en allait bien tranquillement ALFRED DE MUSSET. 211 pleurer à chaudes larmes une demi-heure avant dîner, et qui osait à peine le dire tout bas, en offrant son bras pour aller à table; mais qui se réveille tôt ou tard, n'importe comment, et qui sait comprendre. « Faites-moi le plaisir, marraine, de lire ces paroles de Casanova, lequel était aussi longobard qu'un autre, et même davantage : (( Si vous vous obstinez, je suis forcé de croire que <( vous vous faites une cruelle étude de me tourmenter_, « et que, excellente physicienne, vous avez appris dans « la plus maudite de toutes les écoles que le vrai moyen a de rendre impossible à un jeune homme la guérison « d'une passion amoureuse, est de Firriter sans cesse. « Mais vous conviendrez que vous ne pouvez exercer « cette tyrannie qu'en haïssant la personne sur laquelle « elle opère cet effet, et, la chose étant ainsi, je dois <( rappeler ma raison pour vous haïr à mon tour. » « Voilà. Adieu! chère marraine, tâchez surtout de m'aimer toujours un peu. En me donnant un petit shake hands, vous ne risquez pas de vous cogner dans la foule. (( Alfred de Musset. » Suspendant un instant ma lecture, je fis remarquer à mon petit auditoire attentif que les réponses que m'adres- sait Alfred de Musset faisaient assez clairement connaître le blâme que j'exprimais sur cette colère poétique qu'il pouvait regretter, mais non atténuer. Il fit ce qu'il put en ne laissant pas paraître les vers Sur une morte dans aucune édition publiée de son vivant. A tort, il s'était imaginé que la princesse, seule, en pénétrerait l'appli- cation. S'il eût pu en être ainsi, le pardon eût été aisé : Une/wrm amorosa portait en elle son excuse. Mais l'envie veillait, et tout fut mis en œuvre pour exciter le courroux de la femme, tandis que je m'efforçais de l'adoucir. Le 212 SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. temps devint mon auxiliaire et celui du poète, qui regrettait ses vers ; mais il cherchait à se disculper en donnant les premiers torts à la princesse. N'est-ce pas là une marche accoutumée ? « Lundi. « Il faut que je vous aime terriblement, madame, pour vous pardonner de me deviner et de venir me dire, à mon nez, exactement ce que je pense. Convenez au moins, à votre tour, que nous valons quelquefois mieux que vous autres; car je n'ai jamais vu ni ouï dire qu'une femme ait pardonné en pareil cas, encore moins qu'elle se soit rendue. Et moi je pardonne, et je me rends. Voyez comme je suis bon prince ; et vous osez m'appeler Prince grognon ! « Je confesse donc que l'intention réelle de faire le conte dont je vous parlais n'existait pas dans mon esprit, et même que c'est impossible. La chose est peut-être faisable autrement en la prenant en plaisanterie, sans détails trop marqués , et en tournant la chose d'une manière favorable. Ce sera pour une autre fois. Quoi qu'il en soit, c'est un peu fort qu'une personne de votre taille ne veuille avoir peur quand un monsieur de ma stature est en colère. Per Baccof je mets mon fusil en joue, et une fauvette se met à me rire au nez ! Je vous pardonne, mais vous me le payerez. « Quant à mes vers, je ne sais pas trop si je dois les regretter ou non. Ce n'est, comme vous disiez, madame, qu'un portrait de circonstance. Personne ici ne l'a reconnu. Les uns ont cru y voir, comme toujours, cette pauvre M"" Sand. Je vous demande un peu à propos de quoi maintenant ? Et ne voilà-t-il pas Bonnaire, qui sort de chez moi tout à l'heure, et qui me dit qu'on devrait écrire mes vers , savez-vous où ? sur le tombeau de ALFRED DE MUSSET. 213 Rachel. « Mais, lui ai-je dit, vous croyez donc que j'ai pensé à elle? — Je ne dis pas cela, a-t-il répondu de l'air du Misanthrope; mais enfin... — Le bon public est bien méchant ; mais je le crois plus bête encore, » ai-je répliqué avec douceur et modestie. Et l'entretien en est resté là. « Il n'y a qu'une chose sur laquelle je Me céderai pas, parce que j'ai raison, et c'est bien le moins, puisque j'ai tort dans tant d'autres choses. Vous vous trompez dans votre comparaison de miss Chaworth et de lady Byron ; vous vous trompez. Songez donc qu'entre ces deux extrêmes il y a des milliers de sentiments. « Lady Byron a fait briser le secrétaire de son mari, et a fait faire une enquête pour qu'on l'enfermât comme fou. « Marie Chaworth lui a dit une injure sur son pied boiteux, il est vrai, chose assez ignoble, et l'a traité du reste assez doucement. Mais Marie Chaworth en aimait un autre. Tout est là. Au temps de mes plus enragées passions, je n'ai jamais songé à en vouloir à une femme qui m'a dit qu'elle en aimait un autre. Je puis même me vanter, en pareil cas, d'avoir fait acte de courage et de résignation; ce n'est pas une grande gloire, c'est ma manière de sentir. « Quant à une femme qui m'aurait dit tout bonnement qu'elle ne m'aimait pas du tout, je n'aurais rien dit, mais je ne m'y suis pas exposé. « Mais j'ai des lettres d'Uranie, où elle me dit : « Je croyais que mon amitié pouvait vous être bonne à quelque chose »; où elle me dit encore : « Près de moi vous au- riez souffert, mais non pas sans adoucissement. » J'ai tenu sa main, je Tai baisée pendant une minute entière, et elle me laissait faire. Je lui ai répété cent fois que je ne cherchais pas près d'elle une bonne fortune, que mon amour-propre n'y était pour rien, que je ne lui demandais qu'un mot d'amitié pour être heureux toute une journée. 214 SOUVENIRS DE M'"^ G. JAUBERT. Elle y croyait et elle le voyait, et elle m'a gardé huit jours chez elle, affectant à chaque instant d'éviter Toc- casion de me parler, me traitant comme un étranger. Elle ne peut avoir eu pour cela que trois raisons : ou elle se défiait d'elle-même, et je ne le crois pas; ou elle me faisait souffrir par plaisir, sachant qu'elle ne courait aucun risque à me rendre tranquille; ou bien elle agis- sait froidement avec orgueil et indifférence, ce que je crois. « Or, ceci est méchant et haïssable. (( J'ai plus de quinze lettres d'elle où elle me parle d'amitié. L*amitié consiste-t-elle à donner le bras à quelqu'un pour aller à table? Quelle plaisanterie ! c( Et, outre cette main qu'on me livrait, il y a mille choses qu'on ne peut pas dire, vous le savez, parce qu'on ne peut pas les expliquer aux autres. Mais, soyez-en sûre, elle m'a attiré à elle par désœuvrement, pour s'amuser de moi et me faire jouer purement et simple- ment le rôle de patito. Vous savez ce que c'est. Je n'ai pas voulu, et alors elle m'a maltraité. Quant à moi, je croyais réellement à ce faux semblant d'amitié qui n'était qu'une comédie, un pur passe-temps, et qui s'est arrêté net dès qu'elle m'a vu revenir et céder. « Voilà ce qui m'a blessé! Elle n'avait pas le droit, d'abord, de me traiter ainsi, et ensuite elle se trompait sur moi d'une manière blessante en essayant de le faire. Cela est le vrai, et je ne l'oublierai qu'avec peine, pour en garder en tout cas une méchante impression. a Pardon, marraine, de cette longue explication. Puisque vous avez, vous, quelque amitié pour moi (et celle-là j'y crois), il faut bien que vous en portiez la peine. Je m'ennuie encore horriblement, malgré tout, et il faut bien que je bavarde, quand je sens que je parle à qui peut et veut bien m' entendre. N'en parlons plus. « Je ne sais pas encore si je pourrai entendre Pauline. ALFRED DE MUSSET. 215 J'ai demandé à avoir une stalle, je ne sais pas si on me la donnera. Si j'y vais, ne doutez pas de l'exactitude de mon compte rendu. Vous aurez un feuilleton. « Adieu! marraine, quand vous ouvrirez votre fenêtre pour fumer un cigare le matin, regardez le pont du Pecq et dites-vous : il est bien bête, mon fieux^ mais on s'en moque bien ici, et lui il souffre là-bas. « Alfred de Musset. )^ « Voilà mon frère qui me dit « Aujourd'hui vendredi, « Que vous lui avez dit « Que je devrais renvoyer au Port-Marly « Les traductions de Leopardi, « Pardi! « Si la princesse les veut, « Je ne demande pas mieux. « Mais qu'est-ce qui la presse « Cette princesse? « Et dites-moi un peu ce qu'elle compte faire de ces papiers ? Si elle a l^idée de charger quelque autre de Tarticle, cela me paraît fort sage, mais c*est assez inutile, attendu que la Revue ne le mettrait pas, parce que j'ai dit que je le ferais. « Je fais des vers dans ce moment présent, et Léo- pardi est mort depuis assez longtemps pour me faire la grâce d'attendre. Est-ce que les Italiens sont enragés? Dans ce cas-là, il faut leur recommander les gousses d*ail, qui sont très bonnes contre l'hydrophobie ; mais il ne leur servira pas à grand'chose de vouloir qu'on aille plus vite que les violons. « Je n'ai pas suivi votre conseil de l'autre jour, ce qui n'empêche pas du tout, du tout, du tout, que je vous remercie beaucoup fort, attendu que, quand même vous n'auriez pas raison, vous ne pouvez avoir tort. Mais j'ai pensé à une chose que je crois juste, c'est que, du mo- 21G SOUVENIRS DE M™" C. JAUBERT. ment qu'est convenu qu'on sait l'adresse de mes vers, il ne me servirait à rien de revenir dessus. C'est fait, et j'aurais peut-être encore plus mauvaise grâce à avoir Tair de retourner la girouette, sans en retirer le moindre profit. « Vous savez sans doute que le vertueux conspirateur Leopardi est venu m*apporter ici une pièce de vers italiens, où il s'est amusé à retourner les miens comme une manche de veste, ce qui se trouve fort ingénieuse- ment faire le plus pompeux éloge d'Uranie. Il voulait que je les fisse insérer dans la Revue^ et j'ai cru d'abord qu'il se moquait de moi, mais point. Il m'a écrit deux lettres dans cette idée, au moins baroque. « Décidément, ils sont tous un peu fous. « Vous devez savoir déjà des nouvelles de Frédégonde. Je n'ai vu que la seconde représentation, c'est pourquoi je ne vous en ai pas écrit. En tous cas, dites, maintenez et soutenez que Janin est un méchant être et que Rachel est charmantissime. (Je crois que je vais nous raccom- moder ensemble.) « On m'a dit que votre frère était malade? est-ce que c'est vrai ? « Shake hands heartly. cf Le Fieux. » Vous remarquerez, messieurs la dernière phrase, où s'attache au nom de Rachel l'épithète de charman- tissime. En la rehsant, je ressentis un véritable plaisir, car toute distraction était le meilleur remède à l'état de guerre qui venait d'éclore dans un camp ami; si Alfred de Musset se reprenait d'enthousiasme pour le talent de Rachel, la veine poétique réveillée nous permettrait de beaucoup espérer. Cependant la colossale folie de Leo- pardi, qui voulait à toute force s'instituer le champion de la princesse, n'était pas encore terminée. Il ne faut pas ALFRED DE MUSSET. 217 confondre un instant cet exilé politique, un des nom- breux habitués familiers qui encerclaient la princesse de Belgiojoso, continuant en France les usages de la no- blesse italienne, avec l'illustre poète Leopardi, mort en 1837, auquel Alfred de Musset voulait consacrer tout un travail, dont il avait donné l'avant-goùt aux lecteurs dans la pièce de vers intitulée : Après une lecture, no- vembre 1842. Leopardi provocateur est le sujet de la lettre sui- vante : « Dimanche. « Je ne suis pas content, marraine, je suis ennuyé et dérangé pour cette sotte et pitoyable histoire de Leo- pardi. Ceux à qui j'en ai parlé m'ont dit que cela n'avait pas le sens commun, que je ne trouverais même pas de témoins pour une atfaire aussi bête, que je ne devrais pas y faire attention sous peine d'être aussi fou que Leopardi. Et que voulez-vous que je fasse? «Voici où en sont les choses : M. Riciardi, ami de Leo- pardi, m'a écrit ce matin pour se plaindre de mon silence et pour me dire que le susdit Leopardi a pris pour lui et s'est appliqué les deux vers suivants : « Mais ce n'est rien auprès des versificateurs, « Le dernier des humains est celui qui cheville. « Je VOUS demande un peu s'il y a rien de plus bête au monde? ce serait à ne pas le croire, si on ne le voyait pas. Trissotin n'a jamais fait mieux. « J'ai répondu ceci : « Monsieur, je n'ai pas pensé, je « ne pense point à M. Leopardi. Je ne sais absolument pas « quel est le motif qui l'a blessé. Les vers dont vous « parlez ne désignent personne. » « Voilà toute ma lettre. Maintenant, voici le service que vous pourriez me rendre. Ce serait de tâcher de 13 218 SOUVENIRS DE M'"" G. JAUBERT. deviner et de me dire si c'est la princesse qui fait agir cet animal, oui ou non. Si c'est de lui-même et en son propre nom qu'il agit, je m'en moque complètement. Si c'est une vengeance de la princesse, Leopardi n'est ni son frère, ni son amant, et je l'enverrai promener, mais je ne le prendrai plus au sérieux. Tâchez, madame, de me dire cela positivement. « Rappelez-vous, je vous en prie, un service du même genre que vous m'avez rendu, et ne craignez pas de parler vrai. a Je vous ai écrit hier un mot, vous croyant encore à Paris. « Adieu, chère et bonne marraine. Tout l'intérêt que vous me montrez dans ce paquet d'absurdités sera un des cent mille et un souvenirs charmants que je gar- derai de vous. (( Le Fieux. » Au point où les choses étaient arrivées, il fallait absolument débrouiller ce tissu d'absurdités. J'allai joindre M™^ de Belgiojoso à la campagne, et j'obtins d'elle de faire cesser ces aboiements d'impru- dents et maladroits qui tendaient à appeler l'attention du public, précisément sur ce que nous désirions effacer. La princesse finit par accepter avec indulgence la forme inaccoutumée et poétique d'une désespérance amou- reuse. Puis, des deux côtés, la blessure se cicatrisa surtout par l'absence. Parfois, dans la correspondance, quelques mots réveillaient les souvenirs, comme ces éclairs qui^ à longues distances, survivent à l'orage. « Une note de vous, ma petite et blonde marraine, est et sera toujours à mon diapazon. Nous nous sommes ALFRED DE MUSSET. 219 donné notre la assez en toute chose pour que, l'instru- ment étant de bonne facture, l'accord survive à tout. Votre coquelicot m'a touché. Le pauvre bonhomme ! vous auriez dû m'en envoyer une feuille; mais c'est à moi que vous auriez dû le comparer. Tergiversant, tournaillant, débraillé... c'est ma parfaite image. a Mais, hélas, et hélas! ce n'est plus le vent des pas- sions qui me tournaille et me débraille. Je ne suis même plus un coquelicot. Mon vieux cœur, qui a toujours quinze ans, s'aperçoit si bien qu'il est bête qu'il n'ose même plus vouloir des coquelicoquettes. Vous souvenez-vous par hasard, madame, d'une lithographie de Charlet où un grognard blessé sort de la bataille. « Je n'en joue « plus, » dit-il, en se frottant. Hum! hum!... Enfin n'im- porte, comme jadis disait votre frère. « Vous êtes encore bien loin, petite marraine, de l'atireux calme auquel je me résigne. Mais vous grandirez infailliblement. Vous êtes toujours bonne en ne m'en voulant pas de ce que je ne suis pas allé vous voir, mais cette bonté n'est que justice. — Le monde! les petites cancanneries, les gros riens, s'agiter sur une chaise qui craque, en tendant son dessous de pied et en regardant sa botte, cette vie de coups d'épingles ! Ohime! il y a eu quelqu'un avec un front penseur et deux yeux trou- blants qui m'a persuadé et fait croire pendant quelque temps que je pourrais vivre dans ce baquet... Vous m'avez donné l'exemple des petits points. Et, au fait, pourquoi ne pas cultiver cette réticence écrite? C'est un moyen (voir les Mémoires de la comtesse Merlin). « Votre petit mot, madame, sur la réponse à Becker, m'a fait plaisir et m'a été plus sensible que ne me le seraient les reproches de feu Becquet, mort glorieuse- ment, comme le frère de Glocester, dans un tonneau quelconque. <- Mais toutes mes Omphales, créoles, Amandines, vous 220 SOUVENIRS DE M- G. JAUBERT. m'en donnez, il me semble, un peu beaucoup. La ca- pitale phosphore ne saurait avoir, sous aucun prétexte, tant de sous-préfectures. Je ne fais cependant point diffi- culté de vous dire que j'ai rencontré une créature d'une laideur fantastique, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à et voyez un peu, qu'est-ce que le bon Dieu penserait, si je lui disais que c'est à peu près la même chose? (( J'ai écrit à Uranie, et fort écrit. Mais il y a une destinée. Cela n'a pas pris jadis, et cela a beau vouloir prendre; mais, décidément : « Thou can's not speak of ivhat thou dost not feel, » dit Roméo. « Je joue beaucoup aux échecs. Vous devriez apprendre quelque jeu, je vous assure, le whist ou les honchets, c'est très calmant et très sain en été. « Farewell, ma chère marraine. Quand vous vous sou- viendrez de moi, « Songez que je vous aimerai toujours. « Alfred de Musset. » « Madame, u Je rentre de ma garde, et à propos d'une baliverne trouvée dans un journal, je suis furieux, indigné, pérorant à déjeuner. Voulez-vous faire une bonne œuvre? J'ai le cœur et la tête pleins à rase. Si vous vous portez mieux, prenez une plume un de ces soirs, et comme vous le sentirez, au hasard, mais bien net, écrivez-moi re- proches sur reproches de ma paresse. a Voilà une drôle de proposition. Ayez, je vous en prie, le courage de l'accepter. Je veux répondre à votre lettre par des vers {without any name, bien entendu); mais j'ai besoin d'un coup de raquette qui m'envoie le volant, et il n'y a que vous qui puissiez le donner. U faut que je parle en conscience pour parler, et je ne sau- ALFRED DE MUSSET. 221 rais supposer. Commencez par rire de cette folie, e poi envoyez-moi un battement de votre cœur; je vous le rendrai. « Alfkkd de Mlsskt. « Lundi matin. » Ce fut avec un vif sentiment de plaisir que je- lus cet appel, qui me rappelait ses élans les plus favorables à la poésie. A cette même époque, M'"*^ Kalergis paraissait occupée d'Alfred de Musset, coquettement. Or, je savais bien que son vieux cœur à lui, ainsi qu'il l'écrivait, avait toujours quinze ans, et que les coquelicoquettes en agi- taient la flamme. Ici je suspends toute lecture : ma curiosité veut avoir son tour. « Dites, je vous prie, comment se fait-il, mon cher Berryer, que vous, sensible à la beauté, à la grâce de l'esprit, à la qualité de musicienne, comment etes- vous demeuré absolument inaccessible aux charmes et aux agaceries que vous a prodigués la comtesse Kalergis? — Ma mémoire lui nuisait, et m'a préservé . Précisément, madame, cette réunion multiple de séductions m'a rap- pelé involontairement une certaine M™^ deB...,sa compa- triote, de l'enlacement de laquelle j'ai eu bien de la peine à me retirer intact. Celle-là n'était pas une beauté splen- dide, éclatante, mais délicate, flexible, enivrante. «Ma cour étant bien accueillie, je souriais en comptant les étapes amoureuses qui me restaient à parcourir, lors- qu'un matin, trop empressé, m'étant présenté à une heure inaccoutumée, je crus saisir quelque embarras dans le maintien de M"'^de B... 11 me fut promptement expli- qué; une porte s'ouvrit doucement, et, sans se faire annoncer, se présenta Pozzo di Borgo, l'ambassadeur de Russie. Celui-ci fit quelques pas, nous regardant atten- tivement tous deux. (( Mme de B... s'était vivement emparée d'un métier à 2-:2 SOUVENIRS DE M"'' C. JAUBERT. tapisserie, et tirait l'aiguille avec activité. L'ambassadeur, en appuyant sur les mots, répéta lentement le proverbe sicilien : « Donna che filacattiva cosal » (Dame qui file, mauvais signe.) « L'air narquois de Son Excellence, sa politesse aisée dans une situation qui pouvait paraître embarrassante, tout m'éclaira sur le jeu présumé de la dame. Elle pour- suivait près de moi le goût des positions politiques très accentuées. Me dégageant à mon tour du rôle où j'étais surpris, je saluai courtoisement M. l'ambassadeur et d'une façon assez expressive, je crois, qui signifiait : Je vous cède la place ! c( Quelques mois plus tard, je me rencontrai à dîner avec le prince de Belgiojoso, et, comme après le repas je fai- sais la guerre à son cigare, tout en nous promenant dans un beau jardin, je portai la causerie sur M"^^ de B..., près de laquelle je l'avais vu assidu. J'eus alors la confirmation de ce que j'avais deviné. «Après séduction accomplie, le prince me conta qu'un beau jour ou une belle nuit, il vit les épanchements prendre le chemin de révélations politiques. A titre d'exilé, il était très avisé des soucis de la police; aussi, quelque fine et habile que pût être la grande dame, le tlair de l'émigré éclaira Belgiojoso. Or, quoique la situa- tion fût aussi engagée que pressante, sans avoir égard à l'heure tardive, le prince s'échappa, s'expliquant en quel- ques mots durs et nets. u De cette double aventure me sont demeurées des pré- ventions contre les beautés conquérantes du Nord. Je m'accuse pas, ne soupçonne même point, continua Ber- ryer, mais... — Je vous comprends, mon cher ami; sans vous donner tout à fait raison, souvent je me laisse influencer dans mes jugements par les analogies que ma mémoire me fournit. « Mais, puisque vous avez constaté qu'Alfred de Musset ALFRED DE MUSSET. 223 se laissait amoureusement charmer ou éblouir par l'éclat des étoiles mondaines, ne pouvez-vous admettre que notre beauté russe fût de même attirée par les étoiles poli- tiques? Ainsi tout s'explique : repoussée par le champion du royalisme, elle devient républicaine par réaction, et s'enthousiasme du rôle héroïque que remplit le général Gavaignac à travers les terribles journées dejurin 1848. M"'° Kalergis laissa voir à tous venants la passion que lui inspirait le héros du jour. Eh bien! la résistance que le général opposa à cette flamme n'était-elle pas humiliante pour son amour-propre? Elle l'aimait donc? — Comprenant que la position politique du général lui imposait ce sacrifice, elle se résigna, expliqua Ernest Picard. — Ce fntM""^ deCavaignacmèrequi l'exigea, monsieur. Elle avait, paraît-il, par sa sagacité et sa tendresse^ la plus grande autorité sur son fils. Très malade, se sentant mou- rir, elle fit jurer au général de ne plus revoir la comtesse Kalergis. (( En apprenant cet ordre d'une mère mourante, la com- tesse se livra à des transports de douleur. Elle perdit le sommeil, marchant des nuits entières, soutenant sa vie et son désespoir à l'aide de thé vert et de cigarettes. Toutefois le caractère de femme du monde dominait et colora de convenance cette désolation. Dans les range- ments de mes papiers j'ai trouvé un billet qui donne bien la note de l'état de son âme à la veille du coup d'État. » « Chère madame, m'écrit-elle, je vous ai dit hier fort étourdiment que j'irais vous narrer les « escargots» mer- credi soir. J'avais oublié un dîner et une soirée chez Poniatowski,oùje figure comme pianiste. Voulez-vous me recevoir mardi entre neuf et dix heures ? Je dîne à l'Elysée et aurai bien besoin de vous voir, pour me consoler de ces corvées réactionnaires. Ma pauvre lettre n'est pas partie; 224 SOUVENIRS DE M- G. JAUBERT. je l'ai brûlée dans la crainte de gâter quelque chose. Le matin, en ouvrant les journaux, j'ai eu un affreux serre- ment de cœur. Concevez-vous qu'on se laisse aller ainsi? et la fortune, et l'ambition, et l'avenir! Il repousse tout. comme il a repoussé mon affection ! « Au revoir, chère madame, la vie est dure. c( Marie Kalergis. » A ce dernier dîner de l'Elysée, encore président, le futur empereur avait placé près de lui la lumineuse com- tesse; le soir même elle me confia qu'il lui avait adressé un compliment charmant sur son regard en comparant ses prunelles à deux violettes de Parme. « Il sait parler aux femmes », ajouta-t-elle d'un air réfléchi. Puis, comme je lui demandai de venir dîner avec moi et faire de la musique, elle me pria de la réunir à M. de iMusset. « J'essayerai, lui dis-je, mais il me paraît en veine de sauvagerie. » A mon invitation il répondit ; « Oui, marraine, mais je ne pourrai probablement pas rester longtemps après; me le pardonnez-vous? « Compliments de saison. « Alfred DE Musset. » Ce fut à dater de 1854 que je remarquai des alterna- tives dans la santé d'Alfred de Musset, et, par conséquent, dans son humeur, souvent de l'abattement. La maladie de cœur qui l'a enlevé s'accentuait. Les rayons deve- naient plus rares. Cependant, parfois il s'animait encore, et je le vis très brillant un jour où la conversation porta sur la durée éphémère de ce qu'on nomme la gloire, sujet qu'il se plaisait souvent à traiter avec un grand artiste de ses amis, auquel toutes les questions philoso- ALFRED DE MUSSET. 225 phiques sont familières, heureux de se trouver d'accord avec lui sur le fond même de la discussion, à savoir que la supériorité d'un homme se mesure sur l'impression qu'il impose et non sur la quantité de ses œuvres. Alfred répétait complaisamment après Chenavard : « Voilà Léonard de Vinci, qui, par un seul tableau, la Cène^ détruit presque aussitôt que produit, tient une aussi grande place dans la mémoire que Raphaël avec dos milliers d'ouvrages. » C'était pour notre poète une sorte de point d'appui à ce farniente, qui, par moments, écartait soigneusement la muse. « Remarquez, ajoutait Musset avec véhémence, cette disposition du public à traiter l'artiste en ouvrier; il doit produire sans cesse, sans repos, sans rémission ! Est-il donc frappé d'impuissance, demande-t-on, que depuis huit jours il n'a rien livré aux critiques ? » Comme il achevait ces mots, entrait Chenavard lui- même, que ce genre de critiques avait longtemps pour- suivi, ce peintre dont, en trois années, le cerveau put enfanter, et le crayon, sous sa dictée, exécuter l'œuvre prodigieuse de la décoration du Panthéon, monument rendu ainsi à l'histoire des peuples. Déjà trente-deux immenses cartons, placés aux Menus-Plaisirs, étaient livrés à la curiosité et à l'admiration du public, quand, sans nul souci deM'art, Napoléon III anéantit l'œuvre autant qu'il était en son pouvoir récent, en rendant par décret le Panthéon au clergé. Mis promptement au courant de notre conversation, Chenavard s'y relia par une heureuse citation : « Voyez d'Assas, dit-il. Avec un seul cri : « A moi Au- vergne, c'est l'ennemi ! » il s'est taillé une statue aussi im- périssable que nulle autre. La calamité redoutable, conti- nuait-il, est d'être médiocre par le fond; aucun nom n'est immortel, qu'à la condition de signifier quelque chose 13. 22G SOUVENIRS DE M-"» C. JAUBERT. d'éternel, de vivant en chacun de nous, œuvre même mise à part. Ainsi, quand je prononce le nom de César ou Jésus, je n'ai pas besoin d'aller chercher ce qu'ils peuvent avoir écrit pour les comprendre; il faut que je les retrouve en moi, dans l'idée représentative de ces puissances : Do- mination, Humiliation. Ainsi s'explique la diversité de nos dieux ou de nos héros. (( Mais je me souviens, madame, fort à propos, reprit Ghenavard, que vous m'avez reproché d'être de la nature des bulldogs, qui ne savent plus lâcher ce qu'une fois ils saisissent, et j'abandonne le thème. — Or donc, dit Musset en riant et entraînant dehors avec lui son ami le major Frazer, je vais fumer une cigarette. » Me tournant alors vers le philosophe, dont la sagacité prend parfois la puissance d'une seconde vue : a Dites -nous, Ghenavard, demandai-je , quelle sera l'idée représentative qui consacrera le nom du poète qui nous quitte ? — A tout jamais, madame, Alfred de Musset sera la personnification de la jeunesse et de l'amour. » Est-il une façon de se survivre plus enviable? PIERRE LANFREY Les lettres d'Everard. — Les apôtres de la femme. — Portrait de Lanfrey . — 10 lettres de lui à sa mère ( 1846-1854). — Ses débuts comme écrivain politique. — Ferocino. — Deux lettres à M™« C. J. — Chenavard et les zouaves pontificaux. — Lettre à M"^ ***. — L'histoire de Napoléon !«•■. — Les salons d'Ary Scheffer et de d'Alton-Shée. — Lettres sur la paix de Villafranca. — Sainte-Beuve au Sénat. — Voyage au pays natal. — Con- fidences. — Un amour de jeunesse. — Lettre à M"^ C. J. — La guerre de 1870-71. — Lanfrey volontaire. — Lettre à M^e c. J. — Les mobilisés de la Savoie. — Triste campagne. — Lettre à M^^ C. J. — Lanfrey député. — Lettre au comité électoral des Bouches-du-Rhône. — Lanfrey ambas- sadeur à Berne. — Lettre de M^^ C. J. — Relations avec Gambetta. — Appréciation de Chenavard sur Napoléon I«'-. — Lanfrey sénateur ina- movible. — Un aveu de M. Thiers. — Fin prématurée. Ce fut dans Tété de 1861 que je fis connaissance avec les lettres d'Everard. Une Anglaise amie me vint faire visite enTouraine. et Je vous apporte, me dit-elle, un livre qui, je crois_, vous plaira. » Dès le lendemain il était lu. Frappée du talent que je rencontrais sous un nom nou- veau, j'en parlai avec vivacité, en proposant après le dé- jeuner une lecture à haute voix. Je fus repoussée d'abord par cet esprit de paresse qui domine à la campagne, ou du moins se montre en liberté. (( Ah! bah ! il vaut mieux ramer sur la Loire, dit l'un; tumer, disait un autre. — Laissons les dames faire de la musique, ajoutait un hypocrite. — Puisqu'on n'est pas de mon avis, m'écriai-je avec fermeté, je ne consulte plus et j'ordonne de former le cercle. Je lirai uniquement la Lettre XXX sur les femmes. » 228 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. Tout en avançant des fauteuils, un mécontent mur- murait : — Nous allons entendre un dithyrambe sur ce sexe enchanteur, doigts de fée et cœur d'or! — Pas du tout, riposta mon Anglaise irritée; c'est au contraire une chose amère ! — Eh bien, continua le mécontent, il faut se méfier de celui qui parle de sirènes, de serpent et d'inconstance. L'auteur doit être un bilieux, prunelles pain brûlé, sour- cils en broussailles, chevelure rousse flottant sur les épaules.... — Vous feriez mieux d'écouter que de deviner, dit la jolie Anglaise. On m'a montré l'auteur au théâtre; il est blond, très jeune, tout à fait un bouton de rose ! » Le ton sérieux dont cela fut dit provoqua parmi nous une folle joie, dont Lanfrey plus tard eut l'écho. Je commençai ma lecture, et peu de mots suffirent à me conquérir l'attention de mon auditoire. Un vrai talent se révélait, une plume puissante stigmatisait le temps pré- sent. Son austère éloquence flagellait nos mœurs, et, d'un jugement âpre, sans pitié, Lanfrey traçait le rôle de ce sexe qui, dans la pratique de la vie, rencontra en lui cependant un cœur accessible à tous les charmes fémi- nins , s'engageant dans les flirtations^ les complications, sans souci du lendemain; subissant toute loi d'attraction; éminemment jaloux, parce qu'il ressentait une défiance innée à l'égard de la femme; en même temps plein d'in- dulgence pour la diversité multiple des attachements chez l'homme. J'avais, dans le volume d'Everard, choisi la Lettre XXX, oîi tout d'abord notre société est attaquée à propos de la prépondérance qu'y exercent les femmes. « Nous nous sommes désexés, dit Everard, nous assis- tons, non à une émancipation, mais à une véritable apo- théose de ce sexe intéressant. » De là, il trace le tableau. PIKRRK LANFREY. 229 poignant et piquant à la fois, o de l'abaissement individuel de l'homme sous le joug de l'élément féminin. Il raille les apôtres de ce culte qui, voulant, à tout prix, avoir la femme pour alliée dans leur guerre contre les institutions sociales, leur promirent dans la cité future une place égale à celle de l'homme..., un rôle à la fois politique et sacerdotal ; les appelant « les initiatrices de la régéné- ration humaine » . On rencontre un paragraphe entre autres, modèle de critique élevée, qui atteint certains ouvrages de Michelet difficiles à classer et qui sont carac- térisés sous la dénomination de Lyrisme physiologique. Le passage se termine en ne contestant pas « l'attraction immense que les qualités féminines ont exercée sur les hommes de ce siècle... » Puis, se reprenant, Everard ajoute : « J'ai tort de dire les qualités^ car ce sont les défauts surtout que les hommes ont le mieux réussi à s'assimiler. « Everard poursuit son analyse, et Ton y rencontre des traits d'une amertume éprouvée ; ainsi : « Ce qui plaît aux femmes dans l'amour, c'est le spec- tacle de la force vaincue... « ... C'est la force morale, qu'elles sont comme impa- tientes d'humilier et de vaincre. Elles voient en elle une rivale qu'il faut faire fléchir à tout prix. Si vous avez en vous un sentiment profond, une amitié inviolable, une croyance respectée, elles n'auront pas de repos qu'elles ne les aient forcés à se rendre à discrétion, et elles y emploient très innocemment des ruses à bouleverser l'ima- gination. Il est rare que les meilleures d'entre elles n'im- posent pas, sous une forme ou sous une autre, cette dure rançon à l'homme qui les aime. » Ici une fois encore, la satire prend la forme ironique : « Si on accable les femmes de petits soins, c'est qu'on voit en elles des objets de luxe, d'agrément, qui coûtent fort cher, et qu'on craint de voir se détériorer; que si on les 230 SOUVENIRS DE M""" C. JAUBERT. couche sur un lit de roses, c'est pour notre bonheur et non pour le leur; que si on écoute sans protestation tous les riens décousus qu'il leur plaît de débiter, c'est par la même raison qui fait qu'on ne songe pas à réfuter les réflexions d'une perruche ou d'un rossignol; que si on ne se permet jamais une remontrance, c'est qu'on ne les considère pas comme des êtresperfectibles; et mille autres choses aussi peu flatteuses pour leur amour-propre. — Voilà V absinthe! comme dit Hamlet, mais celles qui s'avoueront ces dures vérités seront toujours en bien petit nombre. » En cet endroit, l'un de nous fît remarquer une analogie entre notre écrivain et l'Allemand Jean-Paul Richter, lors- qu'ils prennent à partie le beau sexe. Chez l'un comme chez l'autre, l'ironie s'enflamme. Faut-il leur appliquer le proverbe « Qui aime bien, châtie bien? » Je rappelai h ceux qui m'écoutaient cette date des lettres, 1860; je leur fis observer que les griefs les plus passionnés d'Everard contre les femmes de ce temps se rattachent à la politique; et je repris ma lecture. a Je veux parler, écrit-il, du rôle corrupteur qu'elles ont usurpé dans nos dissensions politiques...; comme elles agissent et se déterminent en toute chose, sous l'inspiration du sentiment, presque jamais par des con- sidérations de justice, ou en vue de l'idée du bien, dont elles n'ont que des notions extrêmement troubles et con- fuses, on comprend qu'il leur est impossible d'avoir^ en quoi que ce soit, des convictions fermes et arrêtées... Ces défauts et ces qualités les rendent éminemment propres au rôle de conciliatrices : elles ont l'esprit diplomatique au plus rare degré; elles excellent dans les transactions ; elles peuvent être arrêtées par des considérations de prudence, elles le sont rarement par des scrupules; elles ont des tempéraments infinis, des distinctions de casuistes, d'incroyables subtilités pour concilier les PIERRE LANFREY. 231 opinions les plus contradictoires... Quand elles ont fait embrasser deux ennemis jurés, il leur importe peu que ce soit en les avilissant tous les deux : la réconciliation s'opère toujours à leur profit. » A partir de là, le mépris et la haine que lui inspire le gouvernement impérial éclatent dans toute leur force ; le chapitre se termine par un tableau en raccourci de la société de l'empire. Cette peinture est tracée avec le vigoureux coloris et l'accent indigné dont Juvéval est demeuré le type immortel. Une telle lecture ne pouvait manquer d*être suivie de dis- cussions, animées. Nous étions toutefois tous d'accord pour reconnaître la supériorité du talent déployé par l'écrivain ; nous étions tous également désireux de le connaître. Au même moment arrivait de Paris le comte d'A..., qui d'abord ne comprit rien à notre clameur litté- raire, puis, se moquant de nous, nous traitant de provin- ciaux, obtint l'attention en s'écriant : a Mes chers Tourangeaux, il y a plusieurs années déjà que le mérite de M. Lanfrey s'est révélé avec éclat au monde politique et lettré par la publication d'un livre sur l'Eglise et les Philosophes au dix-huitième siècle. A son apparition l'œuvre fut décrétée l'ouvrage d'un esprit mûr, et, comme on s'attendait à voir un historien en per- ruque et lunettes, peut-être même en haut-de-chausses, on vit paraître un tout jeune blondin, homme de bonne compagnie, passionné, je crois, de toutes les belles choses, savant en musique..., mais je ne connais pas le livre qui vous occupe. Prêtez-le-moi ; en échange, j'aurai l'hon- neur, à votre rentrée en ville, de vous en présenter l'auteur. » La chose se fît ainsi. A Paris, l'hiver suivant, l'auteur des Lettres d'E ver ardvciQÏxxi présenté. Pour qui ne l'a pas connu personnellement, je veux chercher à reproduire ma première impression. 232 SOUVENIRS DE M"" C. JAUBERT. Toute sa vie Lanfrey est demeuré d'une dizaine d'an- nées en arrière de son acte de naissance. Je ne lui donnai que vingt-quatre ans. Son visage avait un certain carac- tère suédois. J'appris plus tard que laSuèdeavaitétélesol originaire de sa famille. Blond de complexion, il était de taille moyenne; si sa tournure manquait d'élégance, elle n'avait rien de vulgaire. Sans choquer son libéralisme, on pouvait remarquer qu*il avait pieds et mains de race aris- tocratique ; il inclinait volontiers la tête en avant, attitude familière aux esprits méditatifs; puis^ tout en la penchant un peu à gauche, tortillant sa moustache, il relevait légè- rement les sourcils, et lançait, de ses petits yeux gris bleu, un regard qui dardait au loin, comme une sorte de jet électrique, et rendait son silence parlant. Un front élevé, des boucles blondes, un nez insignifiant, mais de jolies dents, un bon rire, une bouche agréable, tel me paraît être le croquis exact de l'historien à cette époque de sa vie. Une voix caressante confirmait en douceur l'ensem- ble de sa personne. Les yeux seuls, étonnants par leurs expressions diverses, trahissaient à l'observateur attentif une volonté de fer, mais rarement on y rencontrait Tin- dulgence. Ce mélange de douceur et de fermeté faisait du célèbre écrivain quelque chose, — je demande pardon au lec- teur pour la comparaison, — comme une sorte de crème au piment, dont le contraste pouvait être une séduction. On lui attribuait dans le monde de nombreux succès. Avant d'aller plus loin, je voudrais éviter au lecteur les incertitudes auxquelles donne d'abord lieu l'étude d'un caractère, hésitations par lesquelles j'ai dû passer avant que des relations purement mondaines ne prissent l'allure d'une liaison amicale. On m'a communiqué quelques lettres de Pierre Lanfrey à sa mère. Il y en a qui portent la date de l'époque, pleine d'angoisse pour tous deux, où se décidait par la publi- PIRRRE LANFREY, 233 cation d'un premier ouvrage, Vêtre, ou le n'être pas, du jeune écrivain. N'est-ce pas aux jours de crise que se con- naissent et se jugent les hommes ? Je vais donc étayer mes souvenirs de ces curieux autographes. On y constate entre le fils et la mère des natures analogues : courage, fermeté, énergie, générosité, Théroïsme du cœur enfin! L'intérêt de ce début littéraire est préparé par une lettre de 1846, où l'on voit s'aifermir la vocation de l'his- torien chez l'écolier, et grandir en même temps l'appui que lui donnera cette mère dévouée, confidente de tous les soucis de Pierre, mère à laquelle il ne cache que sa faible santé, tandis qu'il laisse parler devant elle son légitime orgueil, ce qui implique, croyons-nous, le plus haut degré de confiance. Paris, 19 juillet 1846. ... Qu'importe! Dans vingt-cinq jours je vais revoir ma mère, je ne veux qu'elle, Elle seule ! Je fais fi de tout le reste ! Oh ! les délicieuses vacances que je vais passer ! Gomme j'ai besoin de respirer cet air pur de la Savoie ! de boire cette eau fraîche de nos fontaines, au lieu de l'eau alambiquée de Paris! de respirer les roses embaumées de notre jardin ! de voir nos montagnes vertes et notre ciel bleu ! et notre bon lait chaud, et notre bon pain bis, et les fruits de notre Sainte-Glaire. Voilà, voilà ce que j'y vais chercher ! et non pas des monuments, des musées, des palais et des théâtres. J'ai besoin de repo^, de solitude, et c'est là que j'en trou- verai ! Au lieu de ces études furibondes et par soubresauts, où mon imagination travaille autant que mon esprit, telles que je les fais à Paris, je pourrai là-bas vaquer à des études calmes et paisibles. Tout mon plan de travail est déjà fait pour les vacances, jusqu'aux promenades que je vous ferai faire trois fois par jour pour votre santé; puis, les vacances terminées, je reviendrai à Paris, rempli d'une nouvelle sève, continuer l'œuvre que j'ai entreprise. Les quatre ans qui vont suivre feront encore partie des temps de sacri- fices, delà semaine, si je puis ainsi parler; puis après viendra le jour de la moisson... Pensez-vous qu'en quatre ans encore de travail, avec ce que j'ai acquis, je ne pourrai pas faire une œuvre solide et durable ? Quatre ans, c'est une éternité, quand on les veut bien employer. Je sens en moi une voix qui me crie : Aie con- fiance ! 234 SOUVENIRS DE M-"" G. JAUBERT. J'ai déjà marque pour ces vacances les ouvrages que je dois étudier à fond ; maintenant je ne lis plus un ouvrage, j'entreprends la partie intime, la fleur, la chair, et j'en fais ma propre substance; j'aban- donne le squelette... Je jette un coup d'oeil sur Tannée qui vient de s'écouler ; elle a été pour moi aussi bonne qu'elle pouvait l'être. Il y a eu de bien tristes heures, même de mauvais jours et des moments de désespoir : mais à quoi bon dire tout cela à vous, chère maman, puisqu'en dépit des vents et des tempêtes, me voici sur le rivage, le front serein, le cœur plein d'espérances et le corps sans blessures? Que d'autres auraient fait naufrage à ma place ! J'ai eu de rudes combats à soutenir! Mais c'est une âme de forte trempe que j'ai reçue de vous, ma mère ! Intellectuellement, j'ai fait de grands progrès. Moralement, je suis pur comme le jour où je vous ai quittée. — Savez-vous que je suis d'une rare continence pour un jeune homme de dix-huit ans qui a vécu à Paris ? C'est à un tel point que mon correspondant, honnête homme s'il en fût jamais, en est tout ébloui... Je pense quelquefois aux révérends Pères jésuites, et je n'ai plus même de haine pour eux. Il y a tant de gens qui les détestent pour moi! Ma joie serait d'avoir un quart d'heure de conversation avec celui qui voulait me mettre le froc l'an passé. P. Lanfrey. APRES LES VACANCES Paris, novembre 1846. Ma chère mère. Tu as l'imagination si ardente et le cœur si maternel qu'il me tarde de te rassurer sur les péripéties du voyage... Je n'ai ressenti que le mal du pays. Le cœur se setre affreusement au moment où les montagnes de la patrie s'effacent dans l'éloignement. 0 cher coin de terre! A l'heure où sur le pont du vapeur, au travers de la pluie et des vents, je l'ai vu disparaître sans retour, il s'est fait en moi un déchirement pareil à celui que j'avais éprouvé en m'arrachant à ton étreinte maternelle. Paris, 1846. Après avoir erré six jours comme une âme en peine pour trou- ver une chambre convenable, j'en suis à peu près venu à bout ; elle est située sur un emplacement élevé, sain et spacieux. La rue est paisible et solitaire ; on se croirait en province; elle longe cette partie du Luxembourg qu'on appelle la Petite Provence, à PIERRE LANFREY. 235 cause de ses airs champêtres, coquets, et de la pureté de l'air qu'on y respire. On y possède le soleil plus largement qu'ailleurs. C'est un aimable petit coin, avec des bocages pleins de mystère, de fleurs et de gazouillements d'oiseaux; les jeunes femmes y mènent leurs bambins et les étudiants leurs grisettes. — Moi, je n'y mène rien du tout. — J'y vais philosopher, le dos au soleil et un livre sous le bras. Cette promenade devient une dépendance de ma chambre ; il n'y a que la rue à traverser. Au delà du jardin, à côté du Panthéon, se trouve la bibliothèque où je vais travailler. J'espère que vous voilà rassurée sur mon compte. Vous, ma chère mère, vivez en bonne santé et sans trop d'inquiétudes. Confessez-moi vos craintes et vos espérances. Je vous défends de douter de l'avenir, cela ne sert qu'à amollir le courage et à para- lyser les activités. Je vous embrasse de tout mon cœur. Bien des choses à ma filleule, si elle est sage. P. L. Voici mon adresse : 36, rue de l'Ouest. Paris, décembre 1853. Chère et bonne mère. Mon livre est fini depuis quinze .jours, et depuis quinze jours je fais le métier le plus infernal auquel un homme qui se respecte puisse être soumis : celui de solliciteur. Je sue tout le sang que je tiens de mon père et de vous, sang indépendant et généreux s'il en fut, et qui s'indigne de cette humiliation, nouvelle pour lui. Malgré ma bonne volonté, je suis si peu taillé pour cette besogne, que je n'ai réussi jusqu'à présent qu'à me faire un ennemi, et cela d'un homme à qui j'étais recommandé, et qui était plein de bienveillance pour moi. Voici le commerce récréatif auquel je me livre. Je me présente en grande tenue chez un éditeur, c'est-à-dire la plupart du temps un butor sans instinct ou sans éducation, poli tout juste ; puis je déclare l'objet de ma visite. Il regarde ma mine, et comme j'ai l'air beaucoup plus jeune encore que je ne suis, il sourit d'un air obligeant, puis me répond qu'il serait extrêmement flatté de publier mon ouvrage s'il n'imprimait pas dans ce moment môme un travail de M*** sur le même sujet, et dans un sens tout à fait contraire au mien. Là-dessus je lui tire ma révérence, d'un air aussi impertinent que possible, et lui me reconduit jusqu'à la porte avec de grandes salutations ironiques. Aucun d'eux jusqu'ici n'a lu une seule ligne de moi. Ils sont trop occupés ! 236 SOUVENIKS DE M"" C. JAUBERT. Merci, chère et bonne mère, de la joie que vous m'avez donnée n'eussions-nous qu'un morceau de pain, notre devoir serait; encore de le partager avec ceux qui sont plus malheureux que nous. A plus forte raison devons-nous le faire avec des personnes qui nous tiennent de près. Dites à ma chère Blanche que sa déter- mination ne peut rien ajouter, etc. Je lui baise les mains et la prie de penser quelquefois à son filleul. Je baise vos mains maternelles. P. Lanfrey. Paris, 1853. Voici, chère mère, la dernière de mes aventures. Un journaliste assez influent m'avait donné une lettre pour l'éditeur Pagnerre, le fils même de celui qui avait édité ce Livre des orateurs, que vous m'aviez acheté il y a une huitaine d'années, et dont les gra- vures vous plaisaient tant. Pagnerre me reçut très bien, me fit entendre que la chose lui convenait, et me demanda un petit délai pour examiner mon travail. Sur ce, je lui envoyai mon ma- nuscrit. Après douze jours d'un mortelle attente, ne recevant pas de réponse, je retourne chez lui. Mon Pagnerre traversait justement son magasin, un grand plat d'eau à la main. En m'apercevant il laisse tomber son plat d'eau à terre, — triste augure ! « Monsieur, lui dis-je, je suis venu voir si vous aviez un commencement de réponse à me faire ? » Il m'avoua alors qu'il n'avait pas encore eu le temps d'ouvrir le paquet, mais qu'il espérait pouvoir s'y mettre d'ici à peu de temps, et me rendre réponse avant quinze jours. Rentré chez moi. je lui ai écrit de me rendre le manuscrit. Je vais, chère mère, finir par où j'aurais dû commencer, c'est-à-dire faire imprimer à mes frais : car le temps est encore ce qu'il y a de plus précieux. Si je manque l'occasion, je suis perdu; or, jamais elle n'a été si favorable. L'hiver va clore la campagne d'Orient en séparant les armées ennemies; mais il va en ouvrir une ici, beaucoup plus sérieuse selon moi. Le clergé s'agite, se remue et révolte tout le monde par ses prétentions. On comprend qu'il y a là un danger plus à craindre encore que les armées russes, et les journaux ne s'occupent plus que de questions religieuses. Tous les gens de ma connaissance me conseillent de me hâter. Suivez donc, chère mère, la généreuse inspiration de votre cœur, et soutenez votre fils dans l'assaut décisif qu'il s'apprête à livrer. L'imprimeur pense à vue de nez que cela me coûtera 2,300 fr. PIERRE LANFREY. 237 L'important est d'agir le plus vite possible. Je n'ai pas le temps d'attendre le bon plaisir de messieurs les éditeurs, comme un fai- seur de romances ou de sonnets. Je sens la poudre, corbleu ! et il (mots effacés). Soyez sûre que je serai soutenu. Il y a des mille et des mille, qui voudraient faire ce que j'entreprends ; seulement les uns n'osent pas et les autres ne savent pas. Moi j'ose, et je sais, et je ferai! Pas un mot de tout ceci à personne. P. Lanfrey. • Paris, 1853. Chère et bonne mère ! Vous êtes une vraie Romaine. Je vous l'ai toujours dit, et vous vous montrerez Romaine jusqu'au bout. Surmontez ce reste d'in- quiétude, que rien ne justifie dans ma position. Ce qui peut m'arriver de plus fâcheux, en mettant les choses au pis, ne mérite pas même qu'on s'y arrête. Pour le moment, tout va le mieux du monde ; l'impression marche rapidement, et toutes mes disposi- tions sont prises. Les frais s'élèveront à la somme que j'avais prévue, c'est-à- dire 2,360 francs pour 2,200 exemplaires. Je les vendrai à peu près deux francs aux libraires et eux trois francs au public. Tout sera prêt dans trois semaines. Envoyez-moi le reste des fonds quand cela vous sera le plus facile.*.. Je me sens beaucoup plus tranquille à mesure que le grand moment approche; faites donc comme moi. Votre fils, qui vous aime de tout son cœur. P. Lanfrey. Paris, décembre 1854. Je suis enfin délivré, chère mère, des embarras qui m'ont si longtemps empêché de vous écrire, et dont je n'ai pas cru devoir vous parler, de peur d'effrayer votre imagination, déjà si inquiète et si susceptible. Mon livre une fois imprimé, voici la difficulté qui se présentait : trouver un libraire qui voulût bien se charger de la vente et mettre son nom comme éditeur, deux choses également nécessaires. J'ai longtemps cherché; aucun n'osait se risquer. Jugez de mon exaspération, à la pensée de me voir chargé de deux mille volumes, sans aucun moyen de m'en dé- faire. Enfin, hier, j'en accroche un à la baïonnette (car c'était mon Sébastopol, il fallait vaincre ou périr), et il est tout bonnement le 238 SOUVENIRS DE M'"° G. JAUBERT. premier libraire de Paris. Il m'a fort bien accueilli et augure beaucoup de mon œuvre. Si Je n'avais imprimé qu'à quinze cents au lieu de deux mille exemplaires, il m'aurait acheté la chose en bloc et payé d'avance en me donnant un bénéfica de douze cents francs; mais je suis persuadé qu'en le vendant comme nous sommes convenus, au fur et à mesure, j'y gagnerai plus. Il ne sera mis en vente qu'après le l"" janvier... Ma chère mère, l'horizon s'éclaircit; me voilà en bon chemin. P. Lanfrey. Paris, 1854. Ma chère mère. J'en suis à la répétition monotone et souvent fastidieuse de ce que je vous ai écrit il y a quinze jours : des compliments, et puis des compliments, des présentations, des invitations, des visites, des soirées, où je joue uniformément le rôle de petit prodige, que chacun vient regarder sous le nez. Somme toute, beaucoup de irants usés. Il n'y a guère là, comme vous voyez, de quoi faire de moi le plus heureux des hommes; mais cependant c'est une améliora- tion dans ma position. Je vais faire mon choix au milieu de tout ce monde et circonscrire mes relations. Puis je reprendrai mon travail au même point où je l'ai laissé, et planterai un second clou à l'endroit où j'ai enfoncé le premier. J'irai probablement vous faire une visite cet été. D'ici -là, je compte louer un petit coin à la campagne. Ma santé va toujours cahin-caha; mais en somme elle est supportable. Adieu, ma chère mère, ayez bien soin de vous; conservez-vous à l'affection d'un fils qui vous aime plus que lui-même et ne vivra désormais que pour vous rendre heureuse. P. Lanfrey. Paris, 1854. Donnez-moi de vos nouvelles, chère mère. Je remets toujours le plaisir de vous écrire dans l'espoir d'en jouir plus à mon aise et de pouvoir allonger le chapitre des confidences. Mais je m'aperçois, au moment d'aborder ce sujet, que pour mille motifs il m'est im- possible de le faire dans une lettre. Qu'il vous suffise de savoir en gros que mon succès va toujours croissant ; que je suis re- cherché et flatté par de très grands personnages, et que j'ai refusé des positions extrêmement brillantes. PIERRK LANFREY. 23î3 Dans quel but? Ce serait un peu long à vous expliquer d'ici ; mais je crois que ma politique a acquis quelque droit à votre confiance depuis trois mois, et je vous demande de suspendre votre jugement jusqu'à l'époque où je vous dirai mes plans. Tous les partis, sans exception, qui ont gouverné la France de- puis dix ans, m'ont fait faire des avances très évidentes, dans le but de m'attirer à eux. Je n'en ai accepté aucune. Je veux conser- ver mon indépendance à tout prix. (Gardez tout ceci pour vous : on y verrait des forfanteries invraisemblables.) Adieu, chère mère, il me tarde de vous embrasser, et pourtant il me coûtera beaucoup, je le sens, de me séparer des amitiés anciennes éprouvées, et des affections nouvelles que je laisserai ici. Ne me sera-t-il donc jamais accordé de réunir dans un même lieu les deux moitiés de mon cœur? Ma santé a bien besoin de l'air des montagnes et du lait de nos vaches. — Je baise vos mains maternelles. P. Lanfrey. Paris, 1854. Chère mère, Le succès dépasse mes espérances. Les journaux n'ont pas encore parlé, parce qu'il faut le temps de me lire, et que, comme le disait l'autre jour un homme illustre, il répugne aux journa- listes de délivrer un brevet de supériorité a un inconnu, qui n'était rien hier, et qui sera demain plus fort que beaucoup d'entre eux. Mais j'ai reçu d'hommes distingués dans le monde littéraire des lettres on ne peut plus flatteuses et sympathiques. Mon livre devient un événement dans le monde des salons ; il y est chaude- ment patronné par des hommes que leur esprit met à la mode. Dimanche soir, dans une réunion, un critique bien connu, Jules Janin, a dit : « Messieurs, nous sommes ici quarante hommes de lettres et journalistes célèbres à divers titrés. Eh bien ! pas un de nous n'aurait fait ce livre. » Et il disait vrai, ma chère maman ! J'ai été le voir chez lui. Il m'a fait un accueil extrêmement chaleureux, et sa première question a été pour me demander mon âge. Il s'attendait, d'après mon livre, à voir un homme dans la maturité de l'âge. Il m'a prédit les plus hautes destinées. Je ne vous dis pas tout, mais assez pour vous montrer que je ne puis partir. On m'a fait des offres très brillantes; mais je n'ai point hâte de me faire absorber dans une coterie quelconque. 240 SOUVENIRS DE M"* C. JAUBERT. Je me sens assez fort pour garder mon indépendance et ma liberté d'action. Je vous embrasse de tout mon cœur. P. Lanfrey. Remarquons avec quelle fierté énergique Lanfrey envi- sage l'avenir. Après avoir parcouru cette correspondance, une sorte d'intimité d'outre-tombe s'établit entre le lecteur et l'his- torien. Celui dont on va l'entretenir n'est plus un étranger» Cette conviction permet de courir avec plus d'abandon, de ci de là, dans les souvenirs. Un compatriote savoisien a écrit : a Lanfrey se fit remarquer de bonne heure par cette net- teté d'esprit qui sait éloigner l'équivoque dans l'idée, l'embarras dans l'expression, par une force supérieure et une justesse parfaite dans la pensée, enfin par cette admirable docilité de mémoire qui tient toujours aux ordres de la parole le mouvement et l'enchaînement des réflexions*. » On ne saurait dire plus juste. J'ajouterai^ comme coup de pinceau au portrait^ qu'il jouissait amoureusement de la campagne, de la musique et de la société des femmes. Il ne recherchait pas les réunions d'hommes. Si ceux-ci n'avaient pas une grande valeur présumée, l'intérêt chez lui ne s'éveillait pas. 11 s'inquiétait de l'estime qu'il pou- vait accorder aux gens, ayant souvent le tort d'exiger au delà de la perfection humaine. Ce trait de caractère est saillant dans l'histoire de Napoléon I". On peut y regretter de surprendre la pas- sion à la poursuite de faits qui amoindrissent l'impression générale. Historiquement, les détails ne doivent pas nuire à l'ensemble, comme en peinture la lumière doit ménager 1. Notes sur P. Lanfrey, par un contemporain. PIERRE LANFREY. 241 les demi-teintes. Lanfrey, lui, ne savait rien abandonner de ce qui indignait sa conscience. 11 fallait voir dans la discussion sa passion éclater, si l'on touchait à l'alliance de l'honneur et de la politique, matière si délicate dans la pratique. Un soir, dans un salon ami, je fus témoin de Tâpreté, de la véhémence avec lesquelles le jeune historien sou- tenait son opinion. En se retirant, comme il me tendait la main : a Eh ! mais, fis-je, cette patte de velours a des griffes de chat-tigre. Une jolie Anglaise vous appelle Bouton de rose /mais moi, je vous déclare un ferocino! — J'ai eu tort dem'animer ainsi, répliqua-t-il, et c'est la dernière fois queje me laisse entraîner à discuter hors du tête-à-téte. » Je crois qu'il s'est tenu parole; du moins je ne l'aijamais surpris rompant le vœu. Certes, on y perdait quelque chose, à ce silence imposé à la passion, mais l'importance du personnage politique y gagnait. A dater de cette époque, il se plut à signer Ferocino ses billets et souvent ses lettres. Il aimait à rappeler en badinant ses titres à ce surnom, Ayant rencontré un chat-tigre parmi des bronzes japonais, il s'était fort diverti à me laisser un jour cet objet comme carte de visite. Lanfrey était donnant, généreux, exact dans ses comptes, très honorable en toute circonstance; vivant dans un monde beaucoup plus riche que lui, on ne put jamais connaître les privations secrètes qu*il dut s'imposer, alors même que le modique revenu que lui faisait sa mère se trouva augmenté par ses publications littéraires. Jamais ses œuvres ne furent rétribuées selon leur valeur. Le côté commercial lui était antipathique, lui échappait, dirai-je. Il est mort sans avoir été guidé en aucun acte de sa vie par un mobile intéressé. Il aimait le bien-être, l'élégance en toutes choses; donner était un 14 242 SOUVENIRS DE M-= C. JAUBERT. plaisir qu'il goûtait vivement, mais le respect de lui-même dominait toutes ses impulsions ; et l'honneur, comme il le pratiquait, ne transigeait point. A l'appui je citerai un fait venu par hasard à ma con- naissance. Un matin, comme Lanfrey prenait congé de moi, je vois entrer une personne appartenant à la rédaction du Journal des Débats. c( Ne connaissez-vous donc pas celui qui sort d'ici ? demandai-je à l'arrivant. C'est M. Lanfrey. — Vraiment? Ah ! combien je regrette de ne pas l'avoir deviné ! Nous faisons aux Débats le plus grand cas de l'homme et de son talent. M. Bertin répète que, parmi les jeunes politiques, il tient la corde. Le premier-Paris lui à été offert ; il nous a refusé, parce que le journal est teinté d'un orléanisme qui ne cadre pas avec sa ligne politique. Tout le caractère de Lanfrey est là. L'offre d'une posi- tion qui apportait argent et crédit, l'emploi trouvé de ses facultés, une prépondérance politique, — il devenait tout de suite un personnage, il assurait un avenir à toutes ses ambitions, — rien ne put ébranler ou séduire sa fière indépendance. Il demeura isolé dans la lutte, vivant à la fumée de cette politique qui le passionnait et de ces élé- gances pour lesquelles il semblait né. Autour de lui, son refus si simple, dans sa dignité, demeura ignoré; le hasard seul me l'apprit. Par son désintéressement Pierre Lanfrey n'était pas vraiment de son temps. Je lui reprochais quelquefois en cela d'être excessif, je prétendais le matériaUser: mais, à l'expression satisfaite de sa physionomie durant la répri- mande, il devenait évident que mon blâme lui causait tout le plaisir d'un éloge. Je me souviens de l'avoir grondé vertement, lorsqu'un matin il me conta d'un air enchanté l'agréable surprise qu'il venait d'éprouver à la rencontre d'un billet de cinq PIERRE LANFREY. - 243 cents francs entre les feuillets d'un livre dans lequel il poursuivait une recherche historique. « Comment! vous ne tenez pas mieux vos comptes? m'écriai-je; vous ne mettez pas sous clef votre argent? vous exposez votre servante à la tentation? — !1 me faut avouer, madame la présidente, que l'inat- tendu du trésor m'a causé plus de plaisir que ne m'xsn ferait le livre le mieux tenu. Cependant je veux vous obéir et j'inscrirai la trouvaille avant de courir l'utiliser. — Notez bien, en outre, que si on m'eût volé le billet, je l'aurais toujours ignoré. » Sur ce beau raisonnement, il me quitta, prêt à réci- diver. Il lui fallut déployer la fermeté naturelle de sa volonté pour triompher de tous les projets de mariage qui se for- mèrent autour de lui. Plusieurs amis, tels que Charras ou Ernest Picard entres autres, nouèrent des relations en vue de l'intérêt bien entendu du jeune historien; mais toujours il trouvait la future trop jeune ou trop riche ; sous cette menace d'hyménée, suspendant toutes visites, il disparaissait, et par cette tactique protégeait sa liberté. Dans une conversation à ce sujet, Ernest Picard, cœur ouvert, esprit charmant, invoquait, comme un argument en faveur du mariage de Lanfrey, la délicatesse de sa santé, délicatesse dont je n'avais pas encore à cette époque pénétré le secret. (( Je prétends marier Lanfrey, répétait-il, il lui faut un intérieur, des soins, une vie régulière. Les hommes de sa valeur sont rares, secomptent, il faut les conserver. y> Entre Parisiens il est de bon goût de ne point pénétrer dans le secret des santés. Il y aurait naïveté à répondre sincèrement à l'apostrophe accoutumée : — Comment vous portez-vous ? — Cependant, une fois mon attention éveillée, je constatai un état très variable et une toux assez fréquente. Peu à peu je l'amenai à me faire la confidence 214 SOUVENIRS DE M™- C. JAUBERT. de l'état souffreteux de sa santé. Il m'écrivait de la Savoie, où il était allé passer l'automne près de sa mère : 11 septembre 1867. Je vous réponds bien tard, et avec toute autre personne que vous, je serais bien confus; mais pourquoi avez-vous reçu en par- tage tant de bonté et d'aimable indulgence si ce n'est pour qu'on en abuse un peu? Car j'établis en principe que sur ce point l'usage équivaut à Tabus. Il va sans dire que j'ai les meilleures raisons à faire valoir pour m'excuser ; mais en pareille matière on a toujours tort, et les bonnes excuses ne sont pas celles que vous avez à alléguer, quelque justes qu'elles puissent être, mais celles dont on veut bien vous faire crédit avant de vous avoir en- tendu, et c'est sur ces dernières seules que je compte avec vous, Famitié étant du domaine de la grâce et non du domaine de la justice, comme dirait un théologien. Donc, vous avez deviné combien j'ai été ahuri et bousculé d'occupations pendant le der- nier mois de mon séjour à Paris; et votre bon cœur m'a par- donné. Je connais même un moyen de l'attendrir en confessant une lutte incessante avec ce vilain mal névralgique que vous connaissez si bien. J'espère du changement d'air, ce qui fait que je ne vous demande pas encore de m'ordonner une ordonnance. Pour me remettre, j'ai trouvé ici mon petit marécage natal, si paisible d'ordinaire, dans un état des plus violents, par suite d'une visite du choléra. Il s'est emparé d'un malheureux petit faubourg de la ville, et l'a presque dépeuplé en quelques jours. Vous pensez si ce procédé a paru choquant à des gens habitués à mettre en toutes choses une sage lenteur. Ils en poussent les hauts cris et trouvent les raisons les plus extraordinaires pour expliquer l'apparition du fléau; il ne peut pas leur entrer dans l'esprit qu'il soit venu ici comme il serait allé ailleurs, pour changer de place et voir du pays. Au reste, dans le moment où je vous écris, j'entends les derniers coups de tonnerre d'un orage magnifique qui vient d'éclater sur la ville, et j'espère qu'en renouvelant l'atmosphère, qui était d'une stagnation étouffante, il soulagera les maux de ce pauvre pays. Je suis installé ici, avec ma chère vieille mère, dans un ermi- tage un peu moins réussi que celui de l'année dernière, mais en somme très passable, et où je puis reposer sur la verdure des yeux fatigués de cette sempiternelle fixité sur des caractères d'imprimerie. Il faut convenir que nous tous, auteurs et lecteurs, nous leur faisons faire là un drôle d'exercice et que la nature n'avait guère pu prévoir. J'ai eu le plaisir de voir, avant de quitter Paris, notre excellent ami Chenavard, que j'ai trouvé en PIERRE LANFREY. 245 bien meilleur état que je ne l'espérais. Un mois de séjour dans la douce France le rendra plus robuste que jamais, et il pourra aller achever ce tableau que je suis bien impatient de voir, pour beaucoup de raisons. S'il réussit, ce sera un rajeunissement pour notre ami et peut-être le début d'œuvres nouvelles qui le met- tront à sa véritable place... Il m'avait promis de passer par ici pour aller en Italie, mais notre triste état sanitaire ne me permet plus guère de l'espérer. En tout cas je compte sur vous pour avoir de ses nouvelles, ainsi que des d'Alton, en attenda'nt que je leur écrive. Remerciez, je vous prie, M^" de L. G. de son bon et aimable souvenir. Avez-vous vu la photographie de d'Al... ? Est- elle réussie? Quant à moi, qui ai posé en ^même temps que lui, je viens d'en recevoir une énormément flattée, un jeune premier un peu avarié, mais encore très potable. Il n'est pas permis de se moquer à ce point de la vérité. Je ne vous ai pas encore remerciée de votre lettre ; elle était délicieuse d'un bout à l'autre, et l'histoire du chapeau de soie ad- mirable et d'une vérité éternelle. Je crois qu'en efl'et, dans l'espèce dont nous nous occupons, le petit dieu malin s'était déguisé en couturière. Il a laissé là ses flèches et agi à grand renfort de toilettes, coiff'ures, cosmétiques et accessoires de tout genre, car tout lui est bon, pourvu qu'il arrive à ses fins. Adieu. Gardez un petit brin d'amitié à votre fidèle et aff'ectionné Ferocino. A Piochet (quel nom fatal !), maison de Mégère, par Chambéry (Savoie). Piochet, le samedi 12 octobre 1867 (Savoie). Quant au grand panetier, on peut dire que ce pauvre être a cherché avec une sorte d'acharnement tous les moyens possibles d'abréger son inutile existence. A toutes les représenta- tions qu'on pouvait lui faire sur ce sujet, il répondait d'un air de suprême commisération, comme s'il était tout à fait inaccessible à ce souci des petites gens. Puis, le jour où il s'est senti atteint sérieusement, il n'a plus su se défendre contre la maladie, que par des larmes d'enfant, qui coulaient nuit et jour. Alas poor Yorick ! Quel parfait bouffon de cour il aurait fait ! Si j'avais eu le bonheur de vous avoir pour voisine , j'aurais bien mis à profit votre science médicale dans ces derniers temps; j'ai eu un mal de tête très aigu, qui m'a tenu pendant quinze jours sans interruption. J'appelle cela un choléra cérébral. Je n'ai jamais rien éprouvé de ce genre, et j'ai vraiment cherché quel- qu'un qui consentît à me couper la tête. A la fin, différents poi- sons qu'on m'a fait absorber m'ont à peu près délivré, mais pas 14. 246 SOUVENIRS DE M-° C. JAUBERT. encore définitivement, et je compte là-dessus pour vous faire excuser le peu de lucidité de mes idées, s'il y a lieu. Il me semble que c'est du même mal que se plaignait Tan der- nier notre ami Ghenavard,et jesuis efTrayé de Tidée que cela puisse devenir une chose normale et durable, car j'ai encore grand besoin de ma tête, et je ne prendrais pas volontiers mon parti de m'en passer. Il faut avouer que notre ami n'a pas eu de chance dans son inspiration d'aller chercher le calme et la tranquillité à Rome. Le choléra et Garibaldi se l'arrachent tour à tour. Qui sait si nous ne verrons pas quelque jour notre philosophe enrôlé de force parmi les zouaves pontificaux ? Chenavard consacrant sa force hercu- léenne à défendre le pouvoir temporel, — ce serait drôle ! — mais il propagerait le découragement parmi les soldats du pape. « A quoi bon? on ne sait plus faire la grande guerre, leur dirait-il; il n'y a plus d'art militaire. Il y a eu sept grands capitaines qui ont accaparé toutes les façons originales de détruire les hommes. Toutes les places sont prises. On ne peut plus être qu'un imita- teur. » L'armée du pape se débanderait immédiatement, et c'est ce qui préservera notre ami de ce destin funeste et nous le rendra. Je connais le nouvel époux dont vous m'annoncez le bonheur. Il n'est pas précisément récréatif; mais c'est un très savant homme, très fort sur le sanscrit et autres blagues orientales, à ce qu'assure Renan, et je le crois sur parole. Cela pourra lui servir à être heureux en ménage. J'ai remarqué souvent combien il est imprudent de la part des maris de parler à leurs femmes une langue qu'elles comprennent. J'oserais même affirmer que leurs malheurs viennent presque toujours de là. La femme étant un être qu'il faut prendre par l'imagination, on ne saurait être trop mystérieux avec elle. C'est ce que les prêtres ont merveilleu- sement compris. Aussi lui parlent-ils toujours en latin. Et les mé- decins ! non pas seulement ceux de Molière, — quel empire ils exercent sur elles ! Avec une dose de sanscrit convenablement administrée, un mari peut durer indéfiniment, — je veux dire l'espace d'un matin, — ce qui est énorme. Mes douleurs me reprennent. Je crois que j'ai tout le congrès de la paix dans la tête. Gela seul peut expliquer ce que je ressens. Vous me pardonnerez donc si je prends congé, au lieu de vous ennuyer de mes doléances. Mais je suis sûr que je guérirais subi- tement si je recevais une petite lettre de vous, non toutefois à dose homœopathique : votre bon cœur vous fait donc un devoir de me l'écrire, quoi qu'il vous en coûte. Avec cette espérance, je me dis et je prétends rester, madame la Présidente, le plus tendrement dévoué de vos amis. Fkrocino. A Piochet, par Ghambéry (Savoie). PIERRE LANFREY. 247 Ce lundi 2 novembre 1867, à Piochet, par Chambéry, Ma névralgie était déjà en pleine retraite au moment où vous avez eu la bonté de me proposer vos aimables petits poi- sons, sans quoi j'y aurais eu certainement recours. J'ai admiré surtout vos définitions des effets du mal ; on voit que vous avez sur ce point une belle expérience très artistement analysée. Je suis très heureux d'avoir votre approbation et votre sympa- thie pour' mon second tome. Faites-moi Thonneur de croire que je fais infiniment plus de cas de l'avis d'une femme intelligente et spirituelle que des jugements motivés de tous les pédants de la terre réunis en congrès. Si vous m'avez lu jusqu'au bout sans sourciller, c'est un vrai triomphe pour moi , et je monte au Capitole 'remercier les dieux ; car j'ai traité dans ce volume une foule de questions des plus dif- ficiles à digérer, et ma grande crainte était d'avoir été ennuyeux. Pauvre mistress d'A..., il faut l'avoir vue faible comme elle était peu de temps avant mon départ de Paris, pour imaginer ce que cela doit être maintenant. N'est-ce pas à en égorger tout le corps médical qu'on n'ait pas inventé un philtre quelconque pour rendre un peu de force à cette pauvre fleur languissante? Adieu,, chère madame et amie. Merci encore de vos bonnes et précieuses lettres, qui ont un charme infini pour moi. J'espère vous trouver à Paris vers le 20 novembre. P. Lanfrey. Une fois de retour à Paris, le temps de Lanfrey était tellement envahi par les relations politiques et sociales que, seule, la fermeté de son vouloir put lui permettre d'accomplir ce travail si sérieux de V Histoire de Napo- léon /". Son grand délassement, le soir, était la mu- sique; il en jouissait si intelligemment que l'entendre avec lui ajoutait au plaisir, comme pour lui le plaisir se complétait si la musicienne était jolie. Toujours dis- posé près des femmes à faire la cour (cela se dit ainsi dans les salons), un peu de coquetterie, semble-t-il, ne lui pouvait déplaire. La pratique, toutefois, n'était pas sans danger; et Ton pouvait sortir griffée d'un jeu qui eût du plutôt éveiller sa reconnaissance. Un trait, une préférence marquée, n'avaient-ils pas leur prix? Non I si l'on s'arrêtait sur la pente, l'acte de raison se pouvait 248 SOUVENIRS DE M'"" C. JAUBERT. transformer en casus belli. Ainsi advint-il à ma connais- sance lorsqu'une charmante personne, sentant le cou- rant Tentraîner, lui adressa une épître pleine de bons arguments sans doute (je ne l'ai pas lue), implorant un changement dans leurs rapports fréquents. La réponse me fut communiquée, et je n'hésite pas à la transcrire. On y trouvera un modèle de ce genre ironique qu'il applique toujours avec succès. A Madame *** Combien vous avez raison ! Il n'y a de vraiment beau en ce monde que les sentiments calmes, et pour ma part j'en raffole! Ils sont commodes, portatifs, point compromettants ni gênants. Ce sont les seuls, en un mot, que puisse avouer une personne prudente, et tenant comme il convient au repos de son existence. Hors de cela il n'y a qu'inquiétude, combat et déception. Les mal- heureux que la tendresse a choisis pour ses victimes assurent, il est vrai, qu'ils lui doivent des heures qui résumaient pour eux l'infini, et ils l'adorent jusque dans les tourments qu'elle leur inflige ; mais il faut les plaindre, car ils ne savent ce qu'ils disent. S'ils pouvaient goûter un seul instant les délices qu'une âme bien faite trouve dans une estime partagée, ils n'en voudraient plus connaître d'autres. Les affections déréglées sont, comme dit le Psalmiste, semblables à ces fruits remplis de vers que le voya- geur cueille sur les rivages de la mer Morte. Elles sont en outre, ainsi que vous me le faites remarquer avec non moins de philo- sophie, destinées à finir tôt ou tard, ce qui leur donne un carac- tère tout à fait à part au milieu des choses humaines. Quant aux sentiments calmes, s'ils prennent fin, c'est par pur accident. En effet, il n'y a guère de raison pour qu'ils finissent. Ils se comportent avec une si sage économie, qu'on ne conçoit pas qu'ils puissent jamais dépenser leur capital. A cela, j'ajouterai avec les saints Pères que les passions font rendre à la créature un culte qui n'est dû qu'au Créateur, — con- currence criminelle ! — et qu'elles reposent invariablement sur la très fausse idée qu'on a des perfections de la personne aimée, qui n'est que mensonge, poussière et fragilité, comme nous le voyons par l'Ecriture. Quelle est l'amante et quel est l'amoureux dont les illusions n'aient été emportées parle temps implacable? Dès lors, ne vaut-il pas mieux commencer par la fin, devancer la destinée, voir les choses d'un œil impartial et froid, devenir vieux avant d'avoir été jeune, aimer avec la modération d'un esprit po- PIERRE LANFREY. 249 sitif, et selon votre méthode, mettre son cœur dans le Lain-marie, dont la température, d'une éternelle tiédeur, est à l'abri des variations du ciel capricieux, et où il n'aura jamais à craindre ni les orages de l'Océan, ni les fascinations de l'abîme ? Oui, vous avez raison, le monde est un tombeau, l'amour une effroyable mystification, et la sagesse consiste à ne pas vivre. Je vois cela très clairement, et je vois aussi que je suis très malheureux parce que j'aime et parce que je vis. P. Lanfrfy. Voyant fréquemment Lanfrey, on pouvait constater que, s'il n'avait été très intelligent, son caractère l'eût entraîné à une grande susceptibilité. Mais, quand on comprend tout promptement, clairement, sensiblement, l'esprit domine cette secrète disposition. Dans un cercle intime, on avait plaisanté sur un refus de dîner que Lanfrey avait motivé par douze autres invitations placées à la même date. La chose, répétée, l'avait piqué. Il me croyait parmi les rieurs, je lui prouvai qu'il se trompait. 11 m'adressa aussitôt le billet suivant : Eh bien, mettons que je n'ai rien dit. Vous comprenez qu'on n'est pas Ferocino pour rien. Mais quand cela serait vrai, comme je l'ai supposé, où serait le mal ? Il me semble que vous avez bien le droit de rire quelquefois à mes dépens, et je ne vous en voulais pas le moins de monde, ni à vous ni à M"^^ X... Mais l'histoire des douze invitations m'était revenue de deux ou trois côtés à la fois, et je me suis senti en goût d'exhaler ma petite vexation, histoire de nerfs. Vous avez toujours été si excellente et si parfaite pour moi que si je pou- vais seulement me soupçonner de nourrir l'ombre d'un sentiment de rancune à votre égard, je me conduirais sur-le-champ moi- même au poste le plus prochain. Jugez un peu s'il m'est possible de vous en vouloir ! Oubliez donc cette fugue du terrible Fero- cino. Il croyait murmurer une faible plainte. Il paraît que c'était un rugissement ! Pauvre animal formidable et digne de pitié. Plaignons-le. Faut-il que je me jette à vos pieds ? J'y suis. A vous, F. Le succès du deuxième volume de V Histoire de Napo- léon /" ne faisait qu'ajouter à l'envahissement que le 250 SOUVENIRS DE M- G. JAUBERT. monde exerçait sur le jeune historien. Il y avait toute- fois quelques foyers intimes qu'il ne négligeait point. Je citerai entre autres celui de l'illustre peintre Ary Scheffer. où il fut admis dès ses débuts à Paris; un peu plus tard celui du comte d'Alton-Sliée, ancien pair de France, où il était accueilli comme un membre de la famille. Les deux chefs de ces intimités étaient hommes de courage, d'esprit et de sentiment; autour d'eux se groupaient des femmes belles, intelligentes et douées de facultés artistiques. — A Tune d'elles, Lanfrey adressait sa plainte indignée en J859, en apprenant la paix de Villafranca . Cette paix est une grande infamie, écrivait-il, et il faut avoir un dilettantisme de lâcheté pour s'en réjouir en présence des douleurs et des déceptions de tant de nobles cœurs. Néanmoins elle est, je crois, ce qu'on pouvait redouter de moins fâcheux d'une telle situation et d'un tel homme. Elle aura, en somme, plus d'un résultat utile. Le Deux-Décembre n'en est nul- lement consolidé comme on le croyait. Il y a plutôt perdu que gagné. En France, il est moins populaire qu'avant la guerre. En Europe il est déconsidéré: et par une défection si pusillanime après de si formels engagements, et par de si pauvres avantages, ache- tés au prix de si grands sacrifices, et par la solution pitoyable, chimérique, impossible, que cette pauvre tête a imaginée aux dif- ficultés de la question italienne. En outre, les Italiens auront ac- quis un noyau ferme et résistant, qui leur permettra bientôt de recommencer l'entreprise à leurs propres frais. Ils auront appris à ne plus compter que sur eux-mêmes, et l'idée de l'unité na- tionale ne pourra que faire de grands progrès en présence de l'impuissance de nouvelles combinaisons. Quelque regrettables que soient leurs mécomptes, il y eût eu de grands inconvénients à ce que leur libération s'accomplît par des mains étrangères et trop vite : les peuples ne tiennent qu'à ce qu'ils ont payé très cher. Songez, en revanche, quel deuil et quel outrage c'aurait été pour le malheur, la vertu, le génie, pour tout ce qui pense, souffre, aime, espère, croit à la justice et à la vérité, si ce misérable Bonaparte avait pu à si bon marché passer grand homme ! Songez au mal qu'il aurait fait à la liberté en Europe, une fois qu'il aurait eu entre les mains cet énorme accroisse- ment de puissance ! Alors il vous sera difficile de ne pas accepter cet ajournement non comme un bienfait, mais comme un pis- PIERRE LANFREY. 251 aller, qui, loin de compromettre l'avenir, le prépare et lui ouvre la voie... Chez Ary Scheffer, Lanfrey rencontrait aussi les Viardot; il était aussitôt devenu fervent admirateur de la grande artiste. A tout ce monde relié d'opinions et de goûts, il faut joindre l'illustre exilé Manin. Celui-ci, par cette franc -maçonnerie qui existe entre les n-atures d'élite, avait tout de suite apprécié la valeur du jeune écrivain, et il lui donna ce glorieux témoignage d'estime, de l'instituer l'un de ses exécuteurs testamentaires. Les réunions intimes dont je parle ne ressemblaient pas cependant à ce qu'on nommait autrefois un salon. Cette forme de la société s'est éteinte à la révolution de quarante-huit. Pour être comprise dans quelques années, il faudra que la fortune fasse retrouver un Guvier, dont les facultés s'appliqueront à reconstituer le squelette de nos salons à l'aide de pièces et morceaux rassemblés avec art, j'entends les mémoires et les correspon- dances. Toutefois, aujourd'hui encore, les auteurs ayant de la célébrité sont très recherchés, mais non pour augmenter par une brillante recrue un cercle d'habitués; non! ce n'est point là le but poursuivi. On recherche une célé- brité qui donnera un éclat éphémère à une soirée, pure satisfaction de vanité. Parfois un mouvement de curiosité nous fait chercher à connaître le visage d'un auteur, pour savoir que penser du livre; mais ce qui est vrai- ment rare, c'est cet instinct intellectuel qui cherche à établir un ^rapport entre le livre et l'écrivain. Il arrive alors qu'une foule de préceptes, de maximes, de pensées doublent d'intérêt; la connaissance de l'auteur vous fait saisir le germe et l'éclosion de Tidée : il arrive ainsi de rencontrer dans l'expression involontaire d'un senti- ment un trait préférable dans sa sincérité à tous les portraits étudiés. Lorsque Lanfrey écrit : « La résigna- 252 SOUVENIRS DE M"* C. JAUBERT. tion est la défaite de l'âme, » ne sent-on pas qu'il exhale le soupir d'un esprit militant? Et, quoiqu'il fût facile d'établir de profondes différences entre son caractère et celui de Mirabeau, n'est-ce pas dans le même esprit toutefois que le grand tribun s'écriait : « Patience, vertu des ânes ! » Les écrits de notre historien sont éclairés de traits nombreux qui le peignent. « Mon héros est la liberté, » répète-t-il à toutes les époques de sa vie. « L'orgueil n'est un défaut que quand il se contente trop facilement. a La créature est faite pour agir. « Le mépris est un souverain consolateur ! » Le mépris à son usage était vraiment efficace. Je m'arrête; ces maximes se présentent en foule à ma mémoire, évoquées simplement par le souvenir de l'écrivain. Quand il tenait une plume, il écoutait parler sa conscience et s'inspirait de la vérité. En accordant au mot style sa plus large acception , on peut appliquer à Lanfrey la définition de Bufï'on : « Le style, c'est rhomme. » C'est du désir d'établir un rapport entre l'œuvre et l'auteur que naît la fortune des bons critiques. Modèle en ce genre, Sainte-Beuve a ouvert une voie nouvelle. Il pratiquait cette science baptisée ethnology en Angle- terre , et qui consiste à prendre en considération l'époque, le pays, le climat, le tempérament, les mala- dies, les ancêtres des deux branches, etc. Un jeune et habile critique des Débats me remettait en mémoire dernièrement toutes les exigences de V ethnology^ science anglaise , qu'il se plaît à appliquer à la critique alle- mande. Ma pensée retourna ainsi vers Sainte-Beuve et l'antipathie que professait Lanfrey à son égard. N'ai-je pas dit déjà combien chez lui ce genre d'impression était PIERRE LANFREY. 253 tenace? Elle se fondait toujours sur un trait de carac- tère. Populace en habits dorés était sa façon de désigner les courtisans. Or, au dossier du critique, il avait posé l'étiquette de courtisan. Aussi on ne pouvait lui arracher son éloge, quelque bien fait que pût être l'article nou- veau qui venait de paraître; en 1867, cependant, après les deux vigoureux discours de Sainte-Beuve au Sénat, Lanfrey m'accorda qu'il avait été courageux. « Il a été héroïque, continua-t-il souriant; j'en suis d'autant plus touché que je n'ai pas toujours été tendre à son endroit. Voilà deux discours qui rachètent bien des choses. Cet être corrompu a une partie de lui-même qui sera toujours incorruptible, c'est son esprit. Le feu lui-même s'éteint dans certains milieux; mais la flamme de l'esprit reste allumée dans ce sénat méphitique ! » Une époque qui marqua agréablement dans la car- rière de l'illustre écrivain fut celle d'une excursion qu'il fit en Angleterre, en mai 1870. Il y fut accueilli avec un véritable enthousiasme par la haute société; traduite, son Histoire de Napoléon /" était connue de tous. Il arri- vait donc précédé par sa réputation. Des formes cour- toises et distinguées, un tact délicat assurèrent son succès. Il fut, dans le monde aristocratique, à l'état de lion pendant quelques semaines. La connaissance d'hommes politiques célèbres était pour lui d'un grand intérêt, il en profita; son temps se trouva aussi très utilement occupé à explorer les bibliothèques et les archives. La correspondance du duc de Wellington lui fournit les plus précieux documents pour l'histoire de la guerre d'Espagne , et, dans ces riches bibliothèques,, il put recueillir, pour son Histoire généi^ale^ des trésors de faits. Il revint donc de ce voyage em:'ichi pour un travail auquel il se reprit avec ardeur. Cependant il était appelé dans sa ville natale. Une ques- tion d'élection se jetait au travers de son labeurde cabinet. 15 254 SOUVENIRS DE M™" G. JAUBERT. Aux premiers jours de juillet 1870 je partais pour Saint-Cergues, dans le Jura, et Lanfrey pour Chambéry, Je voulais respirer Tair sapine des montagnes, et lui, en allant voir sa mère, se retremper dans l'air natal et répondre à l'appel de ceux de ses amis qui désiraient le porter à la députation. Il vint me faire ses adieux, sans préciser Tépoque de son départ. De mon côté, je laissai dans le vague la date de mon prochain voyage. Tous les deux nous avions le même goût pour l'isolement en chemin de fer. Aussi, en nous retrouvant le lendemain soir à la gare, nous parthiies d'un éclat de rire moqueur au sujet de notre mystère ré- ciproque. Nous eûmes vite pris notre parti de l'incident. Lanfrey se déclara mon protecteur et celui de ma jeune parente, jolie enfant de treize ans que je menais prendre des bains d'air sur les hautes montagnes. Nous mîmes la femme de chambre dans un autre comparti- ment, et nous passâmes tous les trois la nuit fort à Taise dans un large wagon. C'était une nuit d'été, chaude et transparente. La conversation, qu'en règle générale nous fuyons en chemin de fer, nous parut cette fois agréable. Nous goûtâmes le rare plaisir de quitter et de reprendre un sujet, sans être éperonnés par l'aiguille courant sur son cadran, comme l'exige à Paris la vie à grande vitesse. Ici le silence avait son tour, et le dialogue se renouait bientôt sur un sujet nouveau, éclos durant une courte méditation. Sobres habituellement de détails personnels, nous fûmes conduits, en suivant cette route dont Chambéry était le but, à parler de l'enfance de Lanfrey, des Charmettes, où sa mère avait été élevée, puis du collège des jésuites placé dans la capitale de la Savoie, et où, jusqu'à l'âge de quinze ans, il avait fait ses études. Il nous conta d'une façon intéressante comment il avait, à cette époque, été mis à la porte de l'institution parles bons Pères. à PIERRE LANFREY. 255 « Ma vocation historique, poursuivit-il, se dessinant dès lors, j'avais dans la bibliothèque du collège fait choix d'un livre d'histoire qui devint pour moi le point de départ d'un pamphlet, réfutation des audacieuses asser- tions jésuitiques que j'y rencontrais. Le mystère dont j'étais obligé de m'entourer pour écrire augmentait la difficulté du travail, mais en redoublait l'attrait. Je ne pouvais échapper à la surveillance attentive et policière de ces messieurs. Je fus mandé à comparoir devant le Père supérieur. « Là s'engagea une singulière lutte entre un garçon qui venait d'accomplir ses quinze ans, et un chef qui joignait à l'autorité de sa position tout ce que la quin- tessence jésuitique d'un esprit exercé pouvait apporter d'aide pour vaincre la fermeté de résistance de l'élève. — A l'époque du concours, le collège tirait vanité de mes nombreuses nominations. Ce moment approchait. Le supérieur fit donc son possible pour m'arracher l'aveu du crime, entouré de quelques regrets qui per- mettraient d'user d'indulgence sur le fait même. Irrité par ma résistance, la menace fut essayée. — On allait me renvoyer à ma mère. — Oh ! c'était là un point sen- sible. Je connaissais les sacrifices que ce renvoi entraîne- rait. — Pour ne pas céder, je me répétais que, Romaine de cœur, ma mère approuverait ma conduite. — Une fois encore ïe ton doucereux succéda aux menaces : « Vous Puis sur un ton de persiflage : 18 314 SOUVENIRS DE M"" G. JAUBERT. « C'est excès de travail, disent les bonnes gens; excès est le mot juste. Est-il bien appliqué? » Il estimait très haut les ouvrages d'Augustin Thierry. C'est sous l'impression d'une lecture de la Conquête des Noi-mands que lui, Heine, écrivit les vers intitulés : Le Champ de bataille d'Hastings, placés à la date de 1834, dans le livre de Lazare. Cependant cette pièce est beau- coup plus ancienne. Je crois que l'édition de Michel Lévy publiée en I800, sous la direction de l'auteur, renferme de volontaires transpositions de dates. Je partage à ce sujet l'opinion de Gérard de Nerval, qui disait de V Inter- mezzo^ daté de 1821 et 1822: « A moins qu'on ne me montre une édition allemande d'ancienne date, je tiens le poème pour l'expansion beaucoup plus tardive de son cœur et sa passion. Une fois marié, Henri Heine regretta et voulut dérouter. » En eftet, quels que soient la précocité et le don d'in- tuition dont nous supposions un poète doué, ce que l'ex- périence ajoute à son talent, il ne saurait le créer. Ce n est qu'à ses dépens qu'il acquiert certaine science. Le plus habile naturaliste n'aurait ni inventé, ni deviné la vertu délétère du manceniller. Pour la constater, il faut du moins s'en être approché. J'ai vu éclore par fragments les délicieuses pages du Roynancero. L'auteur, sous forme de rêve, se complai- sait à me décrire ses elfes, ses nixes et ses gnomes, qui cachaient leurs petites pattes de canard sous leurs longs manteaux rouges. « Pour ne pas les chagriner, je faisais semblant de ne les pas apercevoir. » Et disant cela, Heine se Hvrait aux plus drôles de mines, agitant ses mains pâles, satinées et fluettes, seule partie de son être qui fût demeurée libre. Je n*ai jamais pu démêler s'il appelait rêve une sorte d'excitation, compagne fréquente de l'insomnie, ou si c'était réelle- HENRI HEINE. 31; ment en dormant qu'il enfantait une partie de ces mer- veilles qu'il se plaisait à conter et qui souvent sont devenues les plus charmantes pages de ses livres. D'au- tres fois ses imaginations étaient burlesques. Je le trouvai un matin m'attendant avec une impatience fébrile, parce qu'il voulait me conter, sous le vif de l'impression, le steeple -chase délirant auquel il avait assisté en songe. « Imaginez, dit-il, que je viens de voir, de mes yeux voir, des courses auxquelles tout Paris prenait part; et les coureurs n'étaient autres que MM. Thiers, Guizot et Cousin, montés chacun sur une autruche. Au lieu de mettre des costumes de jockeys, comme le bon goût l'exigeait, ajoutait gravement Heine, M. Thiers por- tait un uniforme de général; M. Guizot, coiffé d'une tiare, une crosse à la main en guise de cravache, avait son habit boutonné selon sa coutume, et M. Cousin s'était déguisé en philosophe allemand. Mais, dans le rêve, tout de suite, sans hésiter, je Tai reconnu! » Ici le conteur, faisant une puissante grimace, s'arrêtait, — puis riant à gorge déployée: « Voyez- vous, ma petite fée, si cette course-là avait lieu, je sortirais de mon lit pour voir courir sur leurs autruches ces trois écuyers ! » — Mon cher Heine, répondis-je, vos antipathies sont inaltérables, même en rêve; je retrouve vivace celle que vous a inspirée M. Cousin. — Mais convenez, petite fée, que le demi-philosophe chevauchant sur une autruche (Ici il fut pris d'un retour de gaieté.) Oui, je n'oublie pas, continua-t-il ; ainsi j'ai présente comme d'hier la figure de l'illustre pro- fesseur, lorsqu'un soir, chez la princesse de Belgiojoso, au moment où le dîner fut annoncé, il se précipita par enjambées au travers fauteuils et convives, pour offrir galamment la main à la maîtresse de la maison. « Oh! la comique expression que prit son air grazioso, 31C. SOUVENIRS DE M-» G. JAUBERT. lorsque la princesse, d'un sourire enchanteur encadré de fossettes, le refusa net, — avec ces paroles prononcées d'une voix harmonicale : «Pardon, monsieur Cousin, vous ne voudriez pas me brouiller avec la Russie,, » — et d'une soudaine ondulation, elle se tourna vers l'ambassadeur, Pozzo di Borgo, dont elle prit le bras. Oh! la rude leçon de savoir-vivre ! y avoir assisté est un des meilleurs sou- venirs de ma jeunesse. » Après l'avoir laissé donner cours à sa malice, il faisait bon diriger sa mémoire sur les pays qu'il avait parcourus en imagination la nuit, tandis que ce corps indolore ne pouvait se mouvoir; il fallait entendre alors les charmantes descriptions qu'il en donnait. Cependant, sans lasser sa patience ni son courage, les maux s'aggravaient. Heine jugeait son état avec autant de précision que de fermeté ; il avait demandé à mon mari de vouloir bien accepter la charge d'exécuteur testamentaire et de lui indiquer, pour dicter son testa- ment, un notaire auquel il pût se confier. — Cette pièce a été publiée, avec mon autorisation, dans un volume posthume édité par Michel Lévy : Allemands et Français. La conversation ayant, à cette époque, été amenée sur ces graves matières, le malade exprima de nouveau avec insistance la volonté d'être enterré silencieusement, et, comme il avait vécu, sans cérémonie. i^ Mes œuvres doivent parler, et voilà tout ! et encore vous savez, ma bonne amie, que le laurier littéraire n'est point ce qui me touche. Non, je suis un hardi guerrier, qui a mis sa force et ses talents au service de la grande famille de l'humanité. — Posez, si vous voulez, en sau- toir sur la tombe une fronde et un arc. — Avec de bonnes flèches? » murmurai-je. Il sourit. ce Je ne vous demande décidément, continua-t-il, que d'y porter un brin de réséda; vous souvenez -vous, mon HENRI HEINE. 317 amie, que c'est la fleur que m'avait donnée la petite Véronique?... — Et je me souviens aussi, répliquai-je, que, de cette passion enfantine, je n'ai connu que le commencement. — Il est temps a^ors de vous faire l'aveu que toute l'histoire est contenue dans ce prélude. En gravissant la montagne, l'enfant jouait avec la fleur qu'elle tenait à la main : c'était un brin de réséda. Tout à coup elle le porta h ses lèvres, puis me le donna. L'année suivante, j'accou- rus aux vacances. La petite Véronique était morte ! Depuis ce temps, son souvenir est venu se placer au tra- vers de toutes les fluctuations de mon pauvre cœur. Pourquoi? Comment? N'est-ce pas bizarre, mystérieux? Parfois, songeant à cet épisode, la sensation devient douloureuse, comme le souvenir d'un grand malheur. » Le silence se fit entre nous. Les souvenirs, le pré- sent, tout parlait de mort. Je désirais changer l'allure de la conversation ; j y réussis mal. Je promenais mes regards distraits autour du njalade, et, remarquant pour la pre- mière fois une sorte d'appareil en corde, de la forme d'un étrier, cloué au mur en tête de sa couche, je lui deman- dai ce que signifiait cette nouveauté. « Oh! ça, c'est une invention gymnastique, soi-disant pour exercer mon bras droit. Mais, entre nous, je crois plutôt une invite à la pendaison : attention délicate de mon docteur. — H y a pourtant des imbéciles, continua Heine, qui admirent le courage que j'ai de prolonger ma vie. Or, ont-ils jamais songé à la façon dont je m'y pren- drais pour me donner la mort? je ne puis ni me pendre, ni m'empoisonner, encore moins me brûler la cervelle, ou me jeter par la fenêtre; me faut-il donc mourir de faim? Fi! — un genre de mort contraire à tous mes principes. — Sérieusement, nous admettrons qu'on veut au moins choisir la forme de son suicide, ou ne point s'en mêler, » 18. 318 SOUVENIRS DE M'- C. JAUBERT. Jamais Henri Heine n'a songé à hâter sa fin, à se sépa- rer volontairement de sa femme. N'avait-elle pas besoin de lui? N'était-il pas son protecteur? Ce rôle le flattait particulièrement; tandis que M""^ Heine s'occupait de ses fleurs ou de son perroquet, c'était lui qui, dans son état de monbondage, ordonnait, réglait et soldait toutes les dépenses. Après avoir, étant garçon, fait quelques dettes qu'avait payées son oncle Heine, le riche banquier de Hambourg, il était devenu, depuis son mariage, très scru- puleux pour balancer recettes et dépenses. On ne pouvait le voir tirer de dessous son traversin un petit sac d*écus, qu'il déliait en tâtonnant, pour en sortir la somme que la servante réclamait, sans que la mémoire ne fût traver- sée par le souvenir de ses ancêtres. Mais ce qui lui appar- tenait en propre, c'était une humeur généreuse, qui le rendait ingénieux à choisir les dons qu'il envoyait à ses amis aux époques autorisées, telles que fêtes et jour de l'an. Parmi ces souvenirs, devenus reliques d'amitié, je remarque un profil en bronze, œuvre du sculpteur David, d'une ressemblance parfaite. Pour me l'off'rir, il le fit encadrer dans une guirlande de roses ciselées. Rien ne pouvait rappeler plus vivement la couronne d'épines dévolue au génie brillant dont on regarde l'image. Cette terrible antithèse provoque la mélancolie; cependant les yeux y retournent et on devient pensif. Nous avons parlé déjà du sentiment protecteur dont il entourait sa femme et dans lequel se complaisait le moribondage d'Heine. Mais il faut dire aussi qu'il était fier de subir l'influence magnétique de sa Juliette, influence si grande, assurait- il, que le son de cette voix, le contact de cette main, plusieurs fois, l'avait rattaché à la vie. 11 faut citer à l'appui de ce pouvoir fluidique l'anec- dote du perroquet, qui se place précisément dans les derniers temps de l'existence d'Henri Heine. Pris au milieu de la nuit d'une de ces crises meurtrières, HENRI HEINE. 319 que cette fois on pouvait à bon droit croire la dernière, sa femme accourut près de lui pleine d'effroi ; elle saisit sa main, la pressant, la réchauffant, la caressant. Elle pleurait à chaudes larmes, et, d'une voix entrecoupée, au travers des sanglots, il Tentendit répéter : « Non, Henri, non, tu ne feras pas cela, tu ne mourras pas! tu auras pitié! j'ai déjà perdu mon perroquet' ce matin; si tu mourais, je serais trop malheureuse! » «C'était un ordre, ajoutait-il, j'ai obéi, j'ai continué de vivre; vous comprenez, mon amie, quand on me donne de bonnes raisons » Le malade s*amusa prodigieusement à me conter cette histoire ; il la répétait complaisamment, en imitant l'in- tonation émue de M"'^ Heine, et en soulignant le mot per^^o- quet; il était à la fois dans la nature humoristique du poète d'être vivement touché de la douleur qu'il provo- quait, et très amusé de la forme comique que le déses- poir empruntait. Cependant, dès le commencement de cette année 1855, tout présageait une fin prochaine. Les attaques de crampe se rapprochaient, et l'effet puis- sant de la morphine s'épuisait. Ce fut environ quinze jours avant la mort d'Henri Heine que, me présentant chez lui de bonne heure, ne rencon- trant personne dans la première pièce, et la porte de sa chambre étant ouverte, j*y pénétrai sans bruit. On faisait son lit, pendant qu'il était déposé sur une espèce de fau- teuil-chaise longue, qui avait exigé des mois entiers d'essais successifs avant qu'on fût parvenu à le satisfaire. Je demeurai là, debout, immobile, devinant qu'il eût été affligé de me donner le spectacle de sa destruction. Une des servantes occupées autour de lui l'enleva sur les bras pour le remettre du fauteuil sur les matelas à terre, enroulé de flanelle. Son corps, réduit par l'atro- phie, paraissait être celui d'un enfant de dix ans; ses 320 SOUVENIRS DE M""' C. JAUBERT. pieds pendaient inertes, ballottants, tordus, de façon que les talons se trouvaient placés devant, là où devait être le cou-de-pied. Quel spectacle, quelle révélation! quel caractère tra- gique et poignant prend à ce souvenir la magnifique poé- sie du livre de Lazare ! « La femme noire m'embrassa, dit-il, et je fus paralysé. « Elle me baisa les yeux et je devins aveugle ! (c Elle suça, de ses lèvre sauvages, elle suça la moelle de mes reins ! » La strophe qui succède, ajoute : « Mon corps maintenant est un cadavre où l'esprit est emprisonné. » Une dernière fois, quatre jours avant sa mort, je revis Henri Heine ; il causa avec sa liberté d'esprit accoutu- mée, seulement le ton était grave. « C'est une chose bien sérieuse que de mourir, écrit La Bruyère, ce n'est point alors le badinage qui sied bien, mais la constance. » Cette dernière vertu ne fit pas défaut un seul instant au courageux martyr. Lorsque, me séparant de lui, je mis, selon ma coutume, ma main dans la sienne, en manière d'adieu, il la garda quelque temps, puis mur- mura : « Ne tardez pas, mon amie, ce sera prudent. » Jusqu'au dernier soupir, sa merveilleuse intelligence ne subit aucune altération. A se sentir à la fois mort et vivant, sans doute le philosophe s'observait, et le poète se cherchait; cette conviction, exprimée une fois déjà par Henri Heine, a du être sa pensée suprême : « Il y a un coin de divin dans l'homme. » FIN TABLE DES MATIÈRES BERRYER UN SÉJOUR A AUGERVILLE EN 1840 Le fidèle Richomme. — M. le marquis de Talaru. — M. Roger racadémicien. — Gomment M"" Duchesnois corrigeait Racine. — Le secret de M™^ Récamier. — Une marquise originale. — Le chevalier Artaud. — M™* Berryer. — M™* de Rupert. — Un oncle terrible. — Berryer père-noble et la comtesse Rossi. — Un cou- plet de Dupaty, — Eugène Delacroix. — Lettres de Berryer à la comtesse de T.... — Un mot regrettable de la princesse Belgio- joso. — Amédée Hennequin. — Le cas de Chopin et de M™^ Sand. — Le chanteur Geraldy. — Le prince Belgiojoso. — Talent de lecteur de Berryer. — Un mariage sans dénouement. . . . l 1847 ET 1848 L'atelier de peinture de M. Sanders. — M"" de Portai. — M"« de Rutières et son amie M"" Doucet. — La comtesse Kalergis. — Le magnétiseur Marcisset. — Une séance de somnambulisme. — Alfred de Musset. — Le nom de Rachel deviné. — Berryer et M"* Esther Manby. — Le docteur Teste. — Une prière espagnole. — Le major Frazer. — Un mariage annulé. — Le capitaine de Montclar. — Le trousseau et le nez de M"« de Mareuil. — La princesse de Lichtenstein. — Une séduction. — Mariage de M"« de Portai. — Le comte de Rosheim. — Sur une morte d'Alfred de Musset. — Une soirée intime. — Les peintres mélomanes. — Le prince de Belgiojoso. — La comtesse d'Alton-Shée. — Billet 322 TABLE DES MATIERES. (VAlfred de Musset, — La comtesse de Vergennes. — Un souper sérieux. — Une chute de chevaL — Le boléro d'Alfred de Musset. — Opinion de Berryer et de Chateaubriand sur la gloire. — Les moines de TAbbaye-aux-Bois. — Le baron Charles de Rosheim. — Un bal costumé chez la princesse Lichtenstein. — La belle inconnue. — Paul de Molènes. — Un méchant sorcier. — Lettres de M"« de Rutières. — Un père et son fils rivaux d'amour. — Révélations. — L'approche d'un cataclysme. — Un morceau de musique du président Troplong. — La fusillade de Février. — Un duel impromptu. — Avènement de la République. — Les élections. — Les élections de Berryer. — Les journées de Juin. — Mort tragique de M"" de Rutières. — Une lettre venue trop tard 77 ALFRED DE MUSSET Chez Berryer. — Sympathie du grand orateur pour Alfred de Musset. — !'■« lettre d'Alfred de Musset. — Son opinion sur son propre caractère. — Investigation sur la morte. — 2* lettre d'Alfred de Musset. — M. Michaud, de la Quotidienne. — Lettre de Berryer. — Ernest Picard, le député. — M"' Hamelin. Le canari de M™" Récamier. — 3' et 4* lettres d'Alfred de Musset. — Portrait de la princesse Belgiojoso. — 5* lettre d'Alfred de Musset. -*• Pauline Garcia. — M. Osborne, pianiste. — G', T et 8* lettres d'Alfred de Musset. — La caricature de la princesse Belgiojoso. — 9* lettre et billet d'Alfred de Musset. — 10* et 11* lettres d'Alfred de Musset. — M"« de G..., la nymphe de l'Albane. — Billet de la princesse Belgiojoso. — 12* et 13* lettres d'Alfred de Musset. — La brouille avec M"« Rachel. — 14' lettre d'Alfred de Musset. — La sœur Marceline. — Un étrange costume. — 15' lettre d'Alfred de Musset. — La princesse Turandot. — 16* lettre d'Alfred de Musset. — Uranie. — 17' et 18' lettres d'Alfred de Musset. — Ne pas confondre Leopardi l'exilé et Leopardi le poète. — 19* lettre d'Alfred de Musset. — Un défi absurde. — Traité de paix. — 20' et 21* lettres d'Alfred de Musset. — La comtesse Kalergis. — Berryer. — M"® de B.... et le comte Pozzo di Borgo. — Dame qui file. — M"* de B... et le prince Belgio- joso. — Galanterie politique. — Le général de Cavaignac. — M""^ de Cavaignac la mère. — Une grande dame russe convertie à la république. — Billet de la comtesse Kalergis. — A l'Elysée. — Dernier billet d'Alfred de Musset. — Chenavard, le peintre philosophe. — Son jugement sur Alfred de Musset. ... 159 TABLE DES MATIERES. 323 PIERRE LANFREY Les lettres d'Everard. — Les apôtres de la femme. — Portrait de Lanfrey. — 10 lettres de lui à sa mère (1846-1854). — Ses débuts comme écrivain politique. — Ferocino, — Deux lettres à M™^ G. J. — Chenavard et les zouaves pontificaux. — Lettre à ^me *•* _ ^Histoire de Napoléon /*^ — Les salons d'Ary Scheffer et de d'Alton-Shée. — Lettres sur la paix de Villa- franca. — Sainte-Beuve au Sénat. — Voyage au pays natal. — Confidences. — Un amour de jeunesse. — Lettre à M™^ G. J. — La guerre de 1870-71. — Lanfrey volontaire. — Lettre à M"" G. J. — Les mobilisés de la Savoie. — Triste campagne. — Lettre à M™* G. J. — Lanfrey député. — Lettre au comité électoral des Bouches-du-Rhône. — Lanfrey ambassadeur à Berne. — Lettre de M""' G. J. — Relations avec Gambetta. — Appréciation de Ghenavard sur Napoléon P'. — Lanfrey sénateur inamovible. — Un aveu de M. Thiers. — Fin prématurée 227 HENRI HEINE M. Heine et M. Gerusez, promoteurs d'Alfred de Musset. — Lettre d'envoi à M"* G. J. du livre de Heine sur TAllemagne. — Deux billets d'excuse. — La princesse Belgiojoso. — Victor Gousin. — Le compositeur Bellini. — Jettatura. — Ghoucroute et ambroisie. — Malitourne pour J.-J. Rousseau. — M"^ Heine. — Une der- nière visite. — La voix de fauvette. — Sur Théophile Gautier et Gérard de Nerval. — M™" Kalergis. — L'Éléphant blanc. — Lettre de Heine. — La petite fée. — Béranger. — Une épithète mal comprise. — Moribondage et jalousie. — MM. Thiers, Guîzot et Gousin en rêve. — Augustin Thierry. — La petite Véronique. — Oraison funèbre du perroquet. — La crise su- prême. — La femme noire et le coin divin. . . . * ^^. . 283 Pans. — Imp. Gauthier-Villars, 55, quai des Grands- Augustins, '^ fi. DE VILLEMESSANT. FondateMi^ f jfERNAND DE RODAYS 1 Administrateur 1 ABONNEMENT» [)épartement8 : Trois mois • • • • • I9rr. 16 h. 50 Paris Trois mois .••••••.• ANNONCES ET ÎÎT^CLAMES lOUillfaiUf Fils, Sbcut tut G<*, 1^, Rtm G&AifQE-BAiBUÂKi BT A L'AdMINISTRA^TIOI* rhonneur de jouer Tribouîet à la seconde (•eprésentation. i En face de la table d'honneur 6t de Victor Hugo quatre places avaient été 'éservées : une pour le petit-fils du, 3oète, Georges Hugo, âgé de quatorze ms, une pour un de ses camarades de îollège, et les deux autres pour les deux leveux de M. Auguste Vacquerie. Le dîner, commencé à huit heures, ïtait terminé à onze heures. Jehan Valtdr erreur, depuis son début à la Gour- tille dans le char de lord Seymour, jus- qu'à sa fin dans les ténèbres de sa vie d'aveugle, abandonné et renié par la plupart de ses frères en démocra- tie. Et pourtant qui l'a connu se rappel- lera bien cette nerveuse et hautaine na- ture, forcenés d'aristocratie, dédaigneuse jusqu'à l'impertinence, n'admeitant qut les gens nés, ce Cherubmo d^a^nore^ de la Pairie, que sa sœur ravissait en Tap pelant ; « Le dernier grand seigneur de a i vnTs-urer~Fin0siriua, ut3 FurgOKiJse, ae;^ Mozart, de Gluck. On ne laissait entrer,^ en fait de musique moderne, que Ros-| sini, Chopin, Liszt. i L'amoureux Dohier y condensait toutes les angoisses passionnées non des musi- ciens sans pareils, mais de la musique elle-même, de l'harmonie éternelle. Plus tard de belles mains de neige, mainte- nant pliées dans la tombe, caressèrent le cîavier ; celles de Mme Kalergi-Nessel- ' rode qui ne se consolait d'amours cé- lèbres et malheureuses qu'avec son piano, son thé vert, et ses cigarettes. La princesse Belgiojoso, la duchesse d'Is- îrie, Mme de la Ferronays, Mmes de Plaisance, de Gourval, de Fitz-James, la belle marquise de Contades, Mme de Vaufreland, bien d'autres encore, furent de la pléiade des triomphantes. Le grand Berryer tenait souvent sous le charme cet adorable auditoire qui se retrouvait à Augerville. Heine disait ses légendes si dangereusement enlaçantes, M.Mignet, M. Cousin, Villemain, Sainte- Beuve, j'en passe et d'excellents, y, ve- naient, y causaient, y revenaient. Mme Apponyi , la princesse Callimaki , la marquise de Bedmar,Comnène aux yeux étrangns, épanouis comme de gigan- tesques fleurs noires, d'autres belles exotiques, passaient sans cesse en ce salon qui résumait Paris. Alfred de Musset en était le Dieu; après lui et le deuil ineiïaçable de sa niort, resta son frère Paul, "gardien de, ce culte et qui acheva de l'affirmer en épousant Aimée d'Alton. — Toutes les idées nouvelles s'agitaient dans ce centre et s'y exaspéraient souvent. Les para- doxes par trop militants du frère et de la sœur qui, offensés par les dédains de la fortune, s'en prenaient à de mieux favo- risés,se changèrent, après l'Empire fait, en récriminations bruyantes et injustes. Xe ton excellent et littéraire de la maison en souffrit cruellement. Les amoureux des muses et des grâces, aurait dit le Sous le titre de Souvenirs (1), M'"* Jau- bert vient de publier un recueil qui con- tient le récit d'un séjour à Augerville^ clie74 Berryer, en 1840; des lettres inédites d*Alfred de Musset, des souvenirs sur M. Lanfrey et sur Henri Heine ; nous au- rons plus tard l'occasion de parler de cette dernière partie du livre de M"'^ Jau- bert. \ Le piquant intérêt de ces sortes d'ou- vrages, c'est de montrer sous un aspect nouveau, sous une forme vivante et na- turelle, des personnages que l'on se re^ présente généralement sous des traits d^ convention, en quelque sorte tout d'une pièce. On ne s'imagine guère Berryer au- trement qu'à la tribune, la tête haute, le geste puissant, parlant au nom de con^ victions austères et imposant le respect. M^« Jaubert nous révèle un autre Berryer qui, rejetant les soucis et l'attitude obli- gée d'un chef de parti, aime à se délas- ser dans des sociétés polies, sollicite les suffrages les plus exquis etde douces récom- penses près des belles dames dont il baisç la main « de la tête aux pieds » et à qui il écrit : « Y a-t-il rien de plus ridi- » cule que d'être aux yeux du monde » comme si... et de n'être pas en effet » comme ça? » Un homme politique attend du monde le repos, l'oubli momentané des luttes de chaque jour ; un poète y cherche au con- traire tout ce qui peut l'agiter, l'émouvoir, plaisir ou souffrance, car c'est un devoir professionnel pour les poètes T5'ri<ï^es (i*être toujours passionnés et sou- vent malheureux, à moins de se résigner à ne peindre que de froides abstractions comme les historiens qui nous racon- tent des batailles auxquelles ils n'ont ja- mais assisté. Grâce aux lettres intimes d'Alfred de Musset, que publie M'"^ Jau- bert, lettres écrites d'une plume un peu négligente et avec le laisser-aller d'un enfant gâté, assuré de plaire et qui peut tout dire, — nous pénétrons dans l'ate- lier du poète, et nous y voyons les mo- dèles, les mannequins et les Muses. Musset est toujours amoureux ou se per- suadant qu'il l'est ; parfois même il se trouve pris entre deux passions, l'une qui commence et l'autre qui finit, — ou bien il les mène de front. Un beau jour, Fantasio s'éprend d'une princesse, se dé- clare d'un air cavalier, en homme peu habitué aux refus. On se fâche, on Té- conduit, et voici sur quel ton de persi- flage il conte sa déconvenue : ^ a II (c'est moi) a comniencé à pleurer comme un veau pendant une bonne demi-heure. » Oui, marraine, à chaudes larmes, comme dans mon meilleur temps, la tête entre mes mains, les deux coudes sur mon lit, les deux pieds sur ma cravate, les genoux sur mon habit neuf, et voilà, j'ai sangloté comma un enfant qu'on débarbouille, et en outre j'ai eu l'avantage de souffrir comme un chien qu'on recoud (métaphore chasseresse). » Ensuite je me suis trouvé, comme bien vous pensez, dans uae vexation si cossue que je nageais dedans. Ma chambre était réelle^ 1 jcaentun océan d'amertume^ comme disent les J TSonnes gens, et je piquais des têtes dans ce lac, coup sur coup... » Ensuite, après cet exercice, j'ai été dans une colère monstrueuse. Il m'est impossible de vous dire contre quoi, mais j'ai été très en colère, et cela a duré au moins deux heures. Béni soit Dieu que je n'aie rien cassé 1 » Ensuite j'ai commencé à me sentir fati- gué, et je me suis remis à pleurer, mais très peu, seulement pour me rafraîchir. | » Ensuite j'ai mangé quatre œufs... » a ] îTa pareil langage trahit moins une^ peitie de cœur qu'uQ dépit de ga- lanterie ; c'est pourtant avec ces sortes d'aventures et de mésaventures légères, dramatisées par l'imagination et exaltées dans le souvenir, que les poètes nous troublent de leur désespoir. Guidés par l'auteur de ces souve- nirs, nous pénétrons dans un coin dô la société polie du règne de Louis- Philippe, époque pacifique et de loisir où l'on n'avait rien de mieux à faire qu'à cau- ser le plus finement du monde, à enten- dre de la musique, à s'analyser et s'ob- server, et à devenir amoureux si l'on pou- vait. Les noms réunis dans ce vo- lume montrent que le salon de M"^» Jau- bert n'avait rien d'une coterie; qu'au-des- sus des opinions politiques on mettait l'esprit, qui n'est d'aucun parti, que les seuls ennemis redoutés étaient la con- trainte et l'ennui. Ces lettres encadrées dans d'aimables et charmans récits ne nous révèlent pas ■ seulement la personne qui les a écrites. une correspondance est un double miroir où se reflète, à côté de celui qui tient la plume, le profil à demi perdu de celle qui lit. La femme spirituelle et dis- ting:uée que Musset appelait sa mar- raine, sa petite fée, nous apparaît elle- même à travers le livre, comme une amie fidèle, conseillère indulgente et sans illusions, persuadée que les hom- mes sont ce qu'ils sont et ne changent pas, jamais dupe, trouvant pour cha- cun le mot juste qui porte, la forme et la mesure d'éloge qui plaît, comprenant tout, envisageant la vie mondaine comme un pur badinage, une amusante comé- die où il faut tenir son rôle avec naturel et toujours en galant homme, jusqu'à ce que le rideau tombe et que le lustre s'éteigne. L CARNET D'UN MONDAIN La vie est une suite d'étonnements. J'aurais peine à n'en point avoir, car je ne suis pas re- venu du premier de tous, qui est d'exister.' Un mot domine l'univers ; ce mot appartient à l'en- fance, et nous autres, grands enfants, nous le répétons a satiété. N'est-il pas écrit en lettres de feu dans le ciel, en lettres de fleurs sur la terre, parfois, hélas ! en lettres de sang et de larmes. Ce mot, c'est : Pourquoi ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres } s'écrie Figaro, qui les a fixées sur ma tête ? On écrirait un volume entier de pourquoi. J'ajouterai un petit pourquoi qui me surprend autant que les plus grands : Pourquoi les hom- mes illustres n'ont-ils jamais aimé que les fem- mes médiocres et parfois stupides, en les décla- rant des Muses et des étoiles ? Il y a très peu d'exceptions. J'en trouve deux dans ma mémoire. C'est Michel- Ange, épris de l'admirable Vittoria Colonna, marquise de Pes- caire, et le duc de La Rochefoucauld, tendre- ment attaché à Mme de La Fayette. Quant aux autres, Jean-Jacques Rousseau sa- crifie sa vie et presque sa gloire à Thérèse; Mi- rabeau abandonne la charmante Sophie, pour une fille de rien ; Napoléon écrit des lettres brûlantes à Joséphine, qui n*a jamais compriiî fût-ce une minute, son génie incomparable, Lamartine n'aime que les bCtes ; Alfred de Musset adore George Sand quelques jours pour la haïr le reste de sa vie. On le voit s'exalter pour des dames-prétentieuses ou des princesses peintes au blanc de céruse. Je ne parle pas des vivants, j'aurais trop h dire. . Cette réflexion m'a frappé vivenaent en lisant [Je livre des Souvenirs de Mme Jaubert. Les anecdotes qu'elle raconte, les lettres qu'elle cite viennent à l'appjide mon dire. Elle-même, si spirituelle, si avisée, si drôle- ment jolie n'a jamais joué auprès des hommes de grande valeur que le rôle de confidente. On lui otfre en passant quelques niadrigaux, on cueille pour elle quelques fleurettes de ga- lanterie. Mais Berryer ne se gêne pas pour lui montrer sa passion pour Mme de T..., et Mus- set, toutes les flammes variées qui flambent alternativement dans sa tête de poète. 6 Le prince Phosphore de Cœur- Volant, c'est le nom que lui avait donné Mme Jaubert — et c'est pour cela qu'il l'appelait sa marraine, met à l'entretenir de ses soucis amoureux, un luxe d'Altesse gâtée, qui se croit tout permis. Comme l'amitié de Mme Jaubert n'allait point sans coquetterie, on peut s'inquiéter pour elle de !a désinvolture du poète. L'orgueil féminin ne permet guère d'entendre de ces sortes de plaintes. Mme Jaubert a dû s'armer d'une phi- losophie et d'une modestie rares. Les amis de Mme Jaubert attendaient d'elle un autre livre que ce roman à l'eau de rose où, sous prétexte de souvenirs, elle fait jouer à la Vérité un rôle de comparse. Mme Allard de Méritens a été plus franche dans les Enchantements de Prudence. La Vé- rité y paraissait enveloppée de quelques voiles^ mais elle sortait de son puits, les souvenirs de Mme Jaubert sortent de son imagination. On m'assure qu'elle a plus de part à ce livre que sa mémoire. Mme Caroline Jaubert avait pour frère M. d'Alton-Shée, le jeune et fougueux pair de France, qui fit tant de bruit vers 1847 — bruit aujourd'hui fort oublié. La famille d'Alton, d'origine irlandaise, eut quelqu'un de ses membres au service de Napo- léon I". Un d'Alton reçut, par la grâce du roi Charles X, dont il avait été page, le titre de baron, héritage de son grand-père, le baron Shée. Il reçut en même temps la pairie. Mlle Caroline d'Alton-Shée épousa très jeune, à seize ans, M. Maxime Jaubert, magis- trat honorable, conseiller à la Cour de Cassa- tion, poète médiocre et mari excellent, qui laissi sa jeune femme se livrer à toutes les fantaisies de son esprit capricieux. Mme Jaubert, très am bitieuse, ayant surtout un goût vif pour les feux d'artifice et ce qu'on appelle « tirer des pétards aux grenouilles » devint le conseiller de son frère. ■'/ On raconte que c'est elle qui composa son fameux discours à la Chambre des Pairs, com- mençant par ces mots : « Je ne suis ni catholi- que, ni chrétien, y» Le comte d'Alton-Shée lança son second pé tard de la même sorte, en condamnant seul, parmi les pairs, le prince Louis-Napoléon à la peine de mort. Je n'ai pas l'avantage de connaître Mme Jau- bert, et je raconte ces détails après informations prises. Il faut avouer qu'elle avait un éclectisme singulier, puisqu'en même temps qu'elle dictait à son frère des paroles et des actes si inatten- dus, elle restait l'amie de Berryer, défenseur du trône et de l'autel, et défenseur aussi da prince Louis. Voici le portrait de Mme Jaubert, tel qu'on me Ta tracé. Mme Jaubert était une réduction de fée rail- leuse, toute petite, à mettre dans sa poche, d'une malice prodigieuse, d'une conversation irrésistible, primesautière, hardie, brillante et parfois même fascinante. Mélange de chatte et de sirène — musicienne originale et sans rivale — pas précisément jolie, mais amusante à regarder. Très blonde, des cheveux d'une teinte cendrée et soyeuse, enca drant une physionomie mobile, expressive, irré ■gïïlière, mais impossible à oublier. Des yéui noirs, longs, bavards, vifs et parfois langou reux. De très jolis pieds tout mignons, dont elle était fière et dont Musset lui parle dans ses , lettrés. • ^f De cette singulière petite femme, on pouvait attendre un livre moins fade, une œuvre mar- quée d'une empreinte plus personnelle, qui peut-être eût été légèrement régence mais fort piquante — et digne d'occuper une place dans la bibliothèque du siècle. On m'a dit que la correspondance de Mme Jaubert rappelait par son style et ses tournures inattendues les lettres de Mme de Se vigne. J'ai lu son volume d'un bout à l'autre et je ne m'en suis pas aperçu. Etincelle. h u^t DC Jaubert, Caroline 280 Souvenirs • 5 ■ J3A3 J* PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY